Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
Le monde en ce début de l’année 2017 est un champ de ruines et, en de nombreuses régions, un charnier à livre ouvert. Pour les historiens futurs, s’il s’en trouve encore, l’année qui vient de s’achever apparaîtra comme un tournant tragique de l’histoire mondiale, un de ces moments où la vision du gouffre n’a jamais été aussi proche. Le monde n’est jamais apparu, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, malgré les risques de cataclysme de la Guerre froide, comme aussi dangereux tant pour la paix que pour les valeurs de droit et de liberté. Nous n’avons jamais eu autant besoin de dirigeants dotés d’un sens historique et de principes.
L’élection de Donald Trump, qui prendra ses fonctions le 20 janvier, achève de précipiter le monde dans l’imprévu et inaugure, en un grimaçant requiem, une nouvelle ère du politique au moment même où la première menace, globale et multiforme, celle de la Russie de Vladimir Poutine, dérègle l’ordre mondial – et telle est sa finalité même. Elle renforce aussi la marche des démocraties vers l’abîme sous les coups de butoir de leurs propres démons. Tandis que, sur la scène internationale, dans la nouvelle réalité orwellienne du monde, la guerre est qualifiée de paix, une victoire sanglante de marche vers la concorde, et un régime terroriste de pouvoir légitime, les principes de base de l’existence démocratique – vérité, respect des faits, justice, règle de droit – se trouvent peu à peu détruits avec l’aide d’une puissance étrangère.
Bonne année, donc !
S’il paraît nécessaire d’imaginer ce que pourrait donner l’extrapolation des tendances constatées au cours de l’année 2016 – le tableau pourrait être extrêmement rapide –, il importe surtout de comprendre les leviers à partir desquels les tenants d’un ordre mondial plus sûr, conforme au droit et accordant toute leur place aux organisations internationales pourraient agir. Je ne crois pas qu’il faille ici se départir de toute espérance, mais pour ne pas céder aux illusions de l’utopie, d’une auto-organisation vertueuse spontanée ou d’un changement radical dans les orientations des dirigeants des pays les plus inquiétants, les forces libres de chaque pays doivent comprendre comment peser.
La possible décomposition
Le prolongement mécanique des tendances de l’année 2016 dessine un monde dangereux qui pourrait bien marquer la fin de l’ordre international tel que nous le connaissons. Après l’invasion de l’est de l’Ukraine et l’annexion de la Crimée, la Russie pourrait être tentée de tester la résolution des pays de l’OTAN et principalement des États-Unis d’appliquer l’article 5 du Traité (garantie automatique de défense mutuelle), par exemple en faisant une incursion sous un prétexte quelconque dans l’un des États baltes. Il n’est pas sûr que leur réponse soit adéquate, ce qui signifierait la déliquescence de l’Alliance.
Incitée par la levée des sanctions à l’encontre de la Russie décidée par le gouvernement Trump, l’Europe pourrait aussi, en raison d’un revirement français, lever les siennes – lesquelles n’ont tenu que grâce à la force du couple franco-allemand. Parallèlement, l’épuisement du processus engagé dans le cadre du format de Normandie conduirait au constat de décès des accords de Minsk ou à un déséquilibre dans leur application au profit de Moscou.
Dans un contexte de reprise de l’offensive depuis quelques mois, la guerre russe pourrait, dès lors, reprendre en Ukraine avec une intensité encore accrue sans aucune conséquence, les États-Unis, la France et quelques autres États européens ayant de fait signifié au Kremlin leur nihil obstat. Minée par les divisions sur la stratégie géopolitique et l’enracinement lors de plusieurs élections de mouvements peu respectueux des droits fondamentaux, occupée à gérer la face absurde du Brexit, l’Europe se trouverait de plus en plus marginalisée sur la scène internationale.
Au Moyen-Orient, la nouvelle lune de miel entre Washington – mais aussi Ankara – et Moscou aboutirait à un démantèlement effectif de la Syrie, au renforcement des mouvements terroristes et à une politique toujours plus répressive de plusieurs pays de la région, notamment l’Égypte et la Turquie. La nouvelle incohérence de la politique américaine, le jeu intrinsèquement instable de la Russie et la division accrue de l’Europe conduiraient à rendre encore plus incertains les fragiles perspectives de paix en Libye, les progrès vers la stabilisation politique et des réformes d’ampleur en Tunisie et une meilleure inclusion dans le jeu diplomatique des pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, sans même évoquer la déshérence de tout processus de paix en Israël et la continuation des massacres de civils au Yémen.
Enfin, échaudée par une politique hostile de Washington, mais sans en craindre de vraies représailles en raison du nouvel isolationnisme américain, Pékin pourrait trouver là une nouvelle incitation à accélérer sa domination en mer de Chine du sud et à affirmer sa puissance devant une alliance russo-américaine menaçante à ses yeux. Le subtil équilibre trouvé avec Taïwan serait également menacé et la zone Asie-Pacifique deviendrait le lieu de tensions à l’issue imprévisible.
Espérance 1 : de l’ordre mondial russe à un nouvel équilibre
L’année 2017 s’ouvre sur un ordre mondial dominé par la Russie. Moscou semble en effet avoir dicté l’ordre du jour des relations internationales pendant toute l’année 2016. En Syrie d’abord en imposant une trêve devant déboucher sur un accord de paix selon ses propres termes après avoir, indirectement d’abord, directement ensuite, ravagé le pays. En Ukraine, aussi, où ses forces repartent à l’offensive dans le Donbass, et en Europe où des candidats pro-russes ont remporté plusieurs élections et où ses idées gagnent du terrain. En Turquie, où elle a réussi à obtenir un renversement d’alliance; aux États-Unis, où elle a contribué à faire élire le président de son choix; à l’ONU enfin, dont elle a bloqué le fonctionnement régulier du Conseil de Sécurité.
Pour autant, il n’est nul fatalisme à ce que cette tendance se poursuive inchangée en 2017. En Europe, et singulièrement en France, les élections à venir peuvent voir la défaite de ceux qui entendent pratiquer une politique d’indulgence envers la Russie. Les cyberattaques et la propagande invasive de Moscou peuvent se retourner contre leurs auteurs et conduire à une prise de conscience de l’opinion. Aux États-Unis, de nouvelles attaques affectant la vie des Américains peuvent rendre la position pro-russe de Donald Trump intenable et il peut être contré par le Congrès, voire certains membres de son équipe, soucieux de conserver la Turquie dans le camp occidental et dans l’OTAN, de ne pas se priver de l’alliance avec les pays du Golfe et désireux de ne pas laisser l’Iran s’installer en pays conquis dans de larges parts du territoire syrien.
La Chine elle-même ne verrait pas d’un bon œil la Russie s’installer comme puissance dominante et elle a de plus en plus besoin d’institutions internationales qui fonctionnent, ce que Moscou entend empêcher. L’accord trouvé entre la Russie et les pays du Golfe, notamment sur une limitation de la production permettant une hausse du cours du brut, pourrait aussi être remis en question en raison des rivalités géostratégiques, privant le Kremlin du bol d’air offert par leur remontée.
Dès lors, un nouvel équilibre pourrait s’installer dans lequel Moscou se trouverait en face d’un environnement de plus en plus hostile, l’empêchant, en particulier au Moyen-Orient, de poursuivre son œuvre. Les accords de paix qu’elle entend pousser dans les prochains mois pourraient être remis en cause par les divergences des principaux acteurs, notamment Ankara et Téhéran.
Espérance 2 : la modération chinoise
En Mer de Chine, Pékin, qui a tendance à agir comme acteur rationnel dans la perspective d’accord de long terme, pourrait trouver que la meilleure réponse à la politique plus offensive de l’Amérique est la modération. L’enterrement annoncé par Donald Trump de l’accord commercial trans-Pacifique pourrait être une incitation forte à renforcer encore ses propres accords avec les pays de la zone et à jouer la carte de l’apaisement afin de dissuader ceux-ci de se tourner vers Washington, voire à suivre les États-Unis dans des liens plus coopératifs avec la Russie. Encore hésitante à jour pleinement un jeu global, la Chine pourrait tenter de reprendre la main au sein des organisations internationales, y compris aux Nations unies, où elle a joué jusqu’à présent un jeu plutôt suiviste.
L’inquiétude suscitée dans la région par la nouvelle ère américaine et, parallèlement, l’accentuation des doutes sur la garantie de sécurité des États-Unis, constituent pour Pékin une opportunité de premier plan. De surcroît, la Chine continue de disposer d’instruments de pression commerciaux et financiers – quoique désormais plus limités – sur Washington, et il n’est pas exclu que le gouvernement Trump finisse par comprendre qu’une brouille durable avec Pékin ne soit pas de l’intérêt de l’Amérique. En somme, plus que jamais sans doute, la Chine dispose d’une capacité d’initiative exceptionnelle.
Espérance 3 : l’Europe résiste
Dans l’hypothèse déjà évoquée de l’arrivée au pouvoir de gouvernements conscients des risques que fait subir à l’Europe une Russie remise au centre du jeu mondial et de l’imprévisibilité de la présidence Trump, les capitales européennes pourraient retrouver la force de l’union. Soudés par la nécessité de combattre ceux qui s’opposent aux valeurs européennes les plus fondamentales, Paris, Berlin et Rome et les pays du Benelux notamment pourraient prendre de nouvelles initiatives pour relancer le processus européen.
Au-delà de la proposition franco-allemande visant à renforcer l’Europe de la défense, les pays européens s’uniraient pour contrer les actions de désinformation engagées par Moscou d’abord pour saper ses valeurs. Dépassant le stade purement technique – cette dimension-là étant elle-même dotée de plus de moyens –, les dirigeants ressentiraient la nécessité de mieux communiquer en direction de leurs opinions publiques sur le lien entre ces principes politiques et la menace géopolitique. Dans ce contexte, l’Europe ferait preuve d’une fermeté accrue à l’égard des pays – Hongrie, Pologne notamment – qui connaissent aujourd’hui des dérives inquiétantes.
Dans ce contexte, l’Europe tiendrait bon sur les sanctions à l’égard de la Russie, qui seraient régulièrement renouvelées. À l’occasion du renouvellement du président du Conseil européen, une personnalité de premier plan serait nommée. Plusieurs étapes concrètes seraient enfin engagées dans le secteur de la défense européenne au cours de l’année 2017, en étroite liaison avec l’OTAN; au-delà des interrogations sur le devenir de l’organisation. De surcroît, les principaux pays européens, dont la France et l’Allemagne, mais aussi le Royaume-Uni, se porteraient en première ligne pour lancer des initiatives au Moyen-Orient, notamment en Syrie et au Yémen.
Enfin, devant les difficultés juridiques quasi insurmontables du processus, les conséquences ravageuses pour des pans entiers de l’économie et la nécessité d’un sursaut lié à l’élection américaine, la perspective du Brexit s’éloignerait de l’horizon. De plus en plus de voix au Royaume-Uni, y compris d’anciens Brexiters, s’élèveraient en faveur d’une renonciation que les analystes internationaux considéreraient de plus en plus comme possible sinon probable.
Espérance 4 : le Moyen-Orient, de la guerre de tous contre tous à l’apaisement
Sur le front moyen-oriental, l’accentuation des tensions entre la Turquie et l’Iran sur la Syrie, le souci des pays du Golfe d’entrer à nouveau dans le jeu, les pressions maintenues des Européens concernant le départ de Bachar el-Assad, l’inquiétude nouvelle de l’Amérique de Trump concernant les risques de renforcement de Téhéran dans la région, conduiraient les pays européens et certains États de la coalition dans la lutte contre Daech en Irak à reprendre la main pour organiser une transition politique à Damas. Ils pourraient parvenir à écarter Assad du pouvoir et à nommer un gouvernement de transition. Pendant ce temps, les États-Unis et l’Europe, comprenant l’absence de lutte sérieuse contre le terrorisme de la Russie et du régime baasiste, se mettraient d’accord pour accentuer les moyens consacrés à la lutte contre l’État islamique, cet effort se traduisant en particulier par la reprise symbolique de Raqqa, «capitale» du terrorisme islamique.
Parallèlement, la libération de Mossoul, les pressions accentuées de l’Amérique et de l’Europe en faveur d’un gouvernement plus équilibré en Irak, permettraient d’envisager une relative stabilisation de la région. Enfin, échaudée par un jeu russe trop tourné vers l’Iran, Ankara réaffirmerait son engagement dans l’Alliance et s’engagerait dans une attitude moins répressive sur le plan interne.
Quant à l’Iran, pressée par l’Europe comme par les États-Unis d’organiser le repli de ses milices en Syrie, voire en Irak, déjà abandonnée par le Hamas en Palestine, en échange de garanties sur la poursuite de l’accord nucléaire, elle finirait par consentir au départ d’Assad en échange de garanties de représentation – et de protection – de la minorité alaouite.
De la résilience à la résistance
Ces quatre espérances ne sont pas des actes de foi, mais elles n’expriment pas non plus des utopies sans fondement. Elles ne visent qu’à dessiner un chemin pour l’action. Pour l’instant, les démocraties ont réussi à rester fortes et fermes devant les actes terroristes qui les ont frappées – ce qu’on appelle la résilience – ; certains aujourd’hui se préparent à la résistance, voire à la dissidence, notamment aux États-Unis et dans certains pays – à nouveau – de l’Europe de l’Est, peut-être bientôt en France. Si l’on souhaite que les scénarios d’espérance aient une chance de se réaliser, au moins partiellement, une prise de conscience doit se faire jour sur quatre points.
D’abord, les dimensions internes et externes sont plus que jamais liées. La lutte pour le droit, les droits de l’homme, la démocratie, la vérité, la justice et les libertés sur le plan intérieur est nouée à ce combat dans l’ordre international. Cela doit être aujourd’hui compris, et c’est en cela que la question russe est primordiale.
Ensuite, les précédents historiques doivent nous éclairer, quand bien même nous devons tenter de comprendre la dimension inédite de chaque période. Certes, les sombres temps sont de retour et nous pouvons discerner des traits communs, du moins dans nos perceptions subjectives, avec ce que Le monde d’hier de Stefan Zweig pouvait exprimer. Hannah Arendt avait aussi décrit la manière dont les régimes de type totalitaire utilisaient le mensonge et la subversion des notions de vrai et de faux et de bien et de mal. Sur le plan de la tactique militaire de destruction totale, Alep a pu être à raison comparée à Grozny. Mais les modes actuels de propagation de l’information et de la désinformation ont changé ; l’ampleur de la destruction possible des esprits et de la liberté est potentiellement sans commune mesure. La surinformation va aussi parfois de pair avec la sous-analyse. La distance entre la visibilité totale des abominations quasiment en direct et l’absence d’action a aussi des effets ravageurs sur la solidité de la démocratie, sa crédibilité et le sens commun. Ceci doit être analysé.
En troisième lieu, pour notre pays, la France, nous ne saurions ni sous- ni surestimer son rôle, mais devons comprendre les conséquences d’un revirement de sa position. Récemment, à New York, le chef économiste d’une grande agence de notation me confirmait mon appréhension : selon certains de ses collègues et lui-même, la France était en 2017 le principal risque en Europe – plus important donc que ceux liés au Brexit et aux incertitudes italiennes. Aujourd’hui, si la France bascule du côté de la Russie, cela signifie la concrétisation possible d’un double danger : l’impossibilité pour l’Allemagne seule de défendre sa position et donc le désengagement de l’Europe de la question ukrainienne, alors même que la révolution de Maidan avait été faite au nom des valeurs européennes, mais aussi du Moyen-Orient ; ensuite, l’affaiblissement durable de l’Europe, Paris se disqualifiant pour porter avec Berlin un projet européen. Bien sûr, cela entraînerait aussi l’affaiblissement de la France au Conseil de sécurité des Nations unies et, pour cette double raison (européenne et mondiale), l’incapacité future de l’Europe de peser en face des États-Unis.
Enfin, dans l’ensemble des pays occidentaux et sans doute aux États-Unis de manière la plus immédiate, se trouve posée la question de la solidité des institutions. Mes discussions récentes à Washington m’ont montré que c’était le point d’inconnue majeur, les hypothèses entendues étant contrastées. Le rôle futur du Congrès dans la « modération » de la présidence Trump sera le premier test de robustesse. Mais cette question institutionnelle, outre-Atlantique comme en Europe (singulièrement aussi d’ailleurs au Royaume-Uni dans la perspective de la suite de l’aventure Brexit), se pose non seulement pour les parlements, mais aussi les partis politiques, la société civile et le monde intellectuel.
S’ils ne parviennent pas à prendre position et à agir en fonction d’abord de l’intérêt du monde et des valeurs premières, il n’y a aucune raison pour que 2017 ne singe pas – avec des conséquences potentiellement irrémédiables – 2016.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.