“Les autorités russes profitent du faible niveau de connaissances des politiciens français en ce qui concerne les pays de l’Europe de l’Est et, parfois, usent des moyens très sophistiqués pour obtenir leur soutien,”-dit Cécile Vaissié, professeure de l’Université de Rennes, analyste et auteure du livre “Les Réseaux du Kremlin en France”.
À Kyiv, Cécile Vaissié a participé à la table ronde “Soft power de la guerre hybride : les instruments et les agents de l’influence” où elle a, entre autres, présenté quelques chapitres de son ouvrage. Ces chapitres ont été traduits en ukrainien, avec l’accord de l’éditeur.
Dans l’interview accordé à “Radio Svoboda”, Cécile Vaissié a parlé du rôle de la Russie dans la popularité croissante des partis de droite en France, des moyens d’influence de la Russie sur des représentants des autres forces politiques et des dommages que les hommes politiques ukrainiens corrompus causent dans la lutte contre l’influence de la Russie en Ukraine.
Radio Liberté : En quelle mesure la popularité des forces politiques de la droite française est liée avec le soutien que leur apporte le Kremlin ? Est-ce que leur popularité s’effondrera sans le soutien financier du Kremlin ?
Cécile Vaissié : Le Front National, parti de Marine Le Pen a bénéficié des millions d’euros qui l’ont aidé pendant les élections, le parti a reçu un certain soutien et les députés du FN ont été élus aux diverses organismes du pouvoir. Même au Parlement Européen. C’est un fait indiscutable.
En effet, la côte de popularité de certains politiciens de droite, qui soutiennent Vladimir Poutine, a augmenté, dans une certaine mesure.Ces politiciens, à leur tour, lui procurent le soutien idéologique. Il ne s’agit même pas de l’argent, mais, par exemple, de leur point de vue sur le mariage pour tous ou les migrants. Ce sont des sujets complexes, dont il faut parler et qu’il faut résoudre du point de vue humaniste. Or, pour le moment, certaines forces politiques gagnent des voix grâce aux discussions qui se font autour de ces problèmes, en mettant ces sujets complexes au service de leurs propres objectifs politiques.
RL:: La participation de Marine Le Pen à l’élection présidentielle fait l’objet des discussions animées. Si elle est élue, quels leviers pourra-t-elle actionner, pour faire reconnaître la Crimée comme étant russe ? Vu qu’elle a déjà fait des déclarations à ce sujet.
C.V. / Je ne pense pas qu’elle sera élue. Je suis presque certaine qu’elle sera au second tour de la présidentielle, mais beaucoup d’électeurs vont se prononcer contre elle et contre son parti, voilà pourquoi elle ne deviendra pas présidente. Elle voudrait que la France quitte l’UE, elle voudrait organiser une sorte de Frexit, ce qui serait catastrophique. D’abord, sortir de l’UE, ensuite, ne pas tenir compte des décisions prises par l’UE concernant la Russie. Puis, déclarer que la Crimée est russe.
RL : Mais d’abord, il faut quitter l’Union Européenne ?
Elle pourrait faire ce genre de déclaration même avant. Par exemple, si, actuellement, un Français se rend en Crimée, il n’y a aucune représentation sur place, pas d’ambassade, pas de consulat français. Nous recevons très souvent, au niveau universitaire, de la part de l’Ambassade de Russie, des invitations pour les étudiants de visiter la Russie. Je n’ai rien contre les voyages des étudiants en Russie : à Moscou, à St-Petersbourg, en Sibérie… mais il y a aussi des invitations en Crimée. Actuellement, le ministre des affaires étrangères rappelle constamment qu’il n’est pas interdit de voyager en Crimée, mais la France n’y est pas présente et ne peut donc pas aider ses ressortissants. Dans l’hypothèse, un autre Président, après son élection pourrait s’engager à ouvrir une représentation en Crimée. Mais je souligne, c’est peu probable.
RL: Vous dites souvent, et vous l’avez encore répété en présentant votre livre, que la propagande et l’influence russe sont favorables aux hommes politiques et personnalités publiques, alors que des Français ordinaires n’aiment pas Poutine. Pourquoi c’est ainsi ?
C.V. : Des différentes méthodes font partie de la notion de “soft-power” que je décris. Ce ne sont pas seulement des récompenses scientifiques ou de l’argent, ou tout autre sorte d’aide. En France, par exemple, l’ambassadeur de la Russie est très actif. Il organise des réceptions diplomatiques avec du champagne, du caviar etc. Il y invite des politiciens qui pensent que la Russie est le pays avec une grande culture. Effectivement, le passé culturel russe est grand. Et le caviar russe est très bon. Les Russes savent plaire aux politiques.
J’ai écouté les discours des politiques lors de différents débats. Ils ne savent pas grand-chose de l’Europe de l’Est. Le niveau de cette ignorance m’a tout simplement choquée.La seule thèse dont ils sont sûrs c’est que la Russie est un pays très puissant. Ils ne savent rien des difficultés de l’économie russe. Ils répètent que la Russie est un grand pays, très puissant, et qu’il faut s’allier à la Russie.
Je me souviens qu’un homme politique parlait en public d’une sorte d’axe qui a toujours existé : Paris-Berlin-Moscou. Lorsque quelqu’un lui a posé la question sur le rôle de la Pologne dans tout cela, sa réponse a été très grossière. Je ne veux même pas la citer, disons que le sens en était tel : “cette Pologne est un source des problèmes! » À mon avis, ce genre des déclarations est le résultat d’une manque des connaissances, entre autres.
RL : Considérez-vous que l’influence de la Russie en Ukraine a accru pendant cette année ? Est-ce que les méthodes existantes aident à la contrer ?
Même s’il est difficile pour moi de parler d’Ukraine, il me semble que cette influence est en baisse. Tout le monde admet l’existence de cette influence tout comme le fait qu’elle puisse être très nocive en temps de guerre. Je pense qu’il y a un risque lié à la corruption en Ukraine. Il y a de l’argent en Russie, et il y en a beaucoup. Et, du moment qu’ils ont le moyen d’acheter des soutiens, ils pourront exercer leur influence, surtout dans le but de détruire.
RL: Que pensez-vous des concepts des volontaires comme InformNapalm et StopFake, qui luttent contre la propagande russe ?
Ces concepts ont vu le jour au début de la guerre. En tant qu’analyste spécialisée en propagande soviétique, je me suis réjouie de leur apparition. C’est un cas unique où les gens issus de la culture soviétique expliquent aux Occidentaux le sens de la propagande soviétique qu’ils ont dû subir de l’intérieur. Ainsi, ces projets sont importants et réussis. En effet, les activistes qui contribuent au sein de ces concepts connaissent les spécificités de la propagande et peuvent expliquer les techniques de la propagande russe.Ces concepts sont utiles, non seulement en Ukraine, mais aussi à l’Occident.
Interview réalisé par Mykhaïlo Chtekel pour Radio Svoboda
Traduction en français par Viktoria Mait