
Par Oleksiy Kaftane
La guerre que la Russie mène contre l’Ukraine c’est la Seconde guerre de Crimée
La thèse n’est pas originale, bien sûr. Mais je vais essayer de changer quelque peu la prémisse. Sans prétendre à la vérité ultime, je suppose que, pour Moscou, l’enjeu principal de l’agression contre l’Ukraine était cette péninsule. Se frayer un couloir terrestre vers la péninsule est un objectif très convoité mais pas nécessairement requis. De même pour la prolongation de ce corridor jusqu’à la Transnistrie. Obtenir ce corridor, mettre en œuvre le projet de Novorossiya, voir même, créer une multitude de républiques populaires, ce sont les tâches annexes. Ce sont de jolis bonus: très bien si ça se fait, mais si ça ne se fait pas, ce n’est pas grave. Et dans les deux cas, le problème de la Crimée elle-même (j’insiste, sur la Crimée en tant que l’enjeu majeur) ne se posera plus. Et, depuis son annexion, comme le cours des événements le confirme, ce calcul a fonctionné .
Je dois aussi ajouter que la conquête de la péninsule, malgré l’ hystérie de «la Crimée est à nous!» n’avait pas pour objectif d’améliorer le score de Poutine dans les sondages. Je suis sûr que les «spin doctors» du Kremlin auraient pu trouver quelque chose de plus sûr et de moins risqué que de redessiner les frontières de l’Europe. Donc «la Crimée est à nous» est principalement une solution qui a simplifié la tâche. La durée de préparation de l’opération fait penser également que ses causes n’ont rien à voir avec la manipulation de la conscience des masses. L’Accord d’association n’y est pour rien (l’ancien Ministre de l’Intérieur et actuel Président de la Diète de Pologne, Radoslaw Sikorski, confond cause et prétexte, en émettant cette hypothèse).
La raison ne relève pas non plus du domaine de l’économie. Bien qu’elle ne soit pas évoquée dans une lettre adressée au Président Obama, écrite par des membres du Congrès américain préoccupés par les projets de Moscou de déployer en Crimée les porteurs d’ armes nucléaires tactiques, comme les bombardiers stratégiques TU-22M3 et les complexes de missiles balistiques «Iskander-M», c’est bien de cela qu’il s’agit précisément: la Crimée est vouée à devenir l’un des principaux avant-postes de la Russie. Et de jouer un rôle au moins aussi important que Kaliningrad, voire de remplacer Kaliningrad. Je suppose que c’est ce coup d’échec qui été décisif pour le Kremlin pour lancer l’aventure de février dernier.
Un coup d’oeil vers le passé s’impose. Les paroles de Poutine au sujet de la chute de l’URSS comme la plus grande catastrophe géopolitique du XX siècle sont (vu de Moscou) très rationnelles: la Russie perdait d’un coup pratiquement toutes ses zones-tampons en Europe, des zones qu’elle a développé durant toute son existence. Remarquons qu’à chaque fois, après l’agression des Tatars, la menace contre ses intérêts et surtout contre l’État russe même, arrivait de l’Occident. Cela commence avec les Cosaques de Sahaïdatchnyi, lors de la guerre des Moscovites contre la République Tripartie dès 1609-1618 et va jusqu’à la 2ème Panzerdivision de la wehrmacht lors de la Seconde Guerre Mondiale.
Pour restaurer ces zones, le potentiel de la Russie, tant militaire qu’économique jusqu’à 2013 était réellement insuffisant. Il suffisait pour acheter la loyauté des régimes post-soviétiques, et en partie ceux de l’Europe de l’Est et/ou les élites, pour le chantage et, au maximum, pour mener une guerre locale de petite envergure. Ce qui, du point de vue géostratégique ne peut pas être considéré comme une garantie de sécurité suffisante. Il restait bien évidemment, le bouclier nucléaire, pourtant, les possibilités de son utilisation, suite à la perte des zones-tampon et suite à la signature d’une série d’accords de désarmement, ont quelque peu diminué. Pour être bref et simple: tout dépend du temps de vol des missiles. L’OTAN dispose de plus de temps pour réagir à une frappe venant de Russie que cette dernière. Et le déploiement du système de bouclier anti-missiles américain a augmenté le déséquilibre.
Je ne peux pas juger de la suite des événements si la Russie post-Eltsine avait choisi la voie démocratique, mais cette opportunité était certainement perçue par Moscou (et l’est toujours) comme un danger.
Le moratorium du 13 juillet 2007 du Traité sur les forces conventionnelles en Europe fut la réaction (conforme à l’esprit soviétique) à ce danger. Il est notable qu’environ un mois avant, les Forces Armées de la Fédération de Russie s’étaient officiellement dotées du système de missiles balistiques de courte portée flambant neuf «Iskander». Les menaces de déploiement de ces armes dans la région de Kaliningrad, sans actions concrètes, retentissaient déjà auparavant et sont devenues la réponse à chaque «action hostile» (du point de vue de Moscou) des voisins, de la Pologne en particulier et de l’Occident en général. La menace est à prendre au sérieux: presque sept fois plus rapide que le son, muni de moyens pour franchir le bouclier anti-missile, le missile a une précision de 10 mètres sur sa cible et sa la distance de lancement est d’environ 500 km. C’est un merveilleux outil de chantage. Il n’y a rien d’étonnant que cette même Pologne ait aussitôt lancé un programme de ré-armement à grande échelle en accordant une attention particulière au développement de la défense aérienne et anti-missile. Là aussi, le facteur du «temps de réaction» a joué son rôle. Et la guerre en Ukraine a aussi contraint l’OTAN à s’engager à renforcer les frontières des pays baltes.
La Russie perdra inévitablement la région de Kaliningrad, c’est ça le problème. Il y a une douzaine d’années, j’ai écrit à propos de ce mouvement pour redonner à Kaliningrad son nom d’origine. À l’époque, on trouvait environ cinq cents freaks, représentants de la bohème et étudiants désireux de poursuivre leurs études dans les établissements supérieurs européens. Sur le fond des sanctions, provoquées par l’agression contre l’Ukraine, on constate déjà une réelle fronde et l’accélération du mouvement pro-européen dans toute l’enclave. Cela nous rappelle le bon souvenir des accords de Potsdam : suivant ses termes, la région de Kaliningrad était louée à l’Allemagne jusqu’en 1996. Il y a également l’aspect purement stratégique : avec une population majoritairement déloyale envers la Russie, entourée par les forces de l’OTAN, la région ne tiendrait pas longtemps. Ainsi, la reddition de Kaliningrad d’une manière ou d’une autre n’est que question de temps. C’est probablement insensé, mais les hauts gradés du Quartier Général russe n’ont jamais cessé de raisonner de la sorte.
L’annexion de la Crimée devient une réponse plausible à ce défi. La Russie reçoit sa fidèle Crimée comme une prime et peut-être un remplacement au cas où Kaliningrad lui ferait défaut dans une perspective proche. Surtout que, pour garder la Crimée, la Russie dispose de suffisamment de forces. Le territoire entièrement destiné à être une base militaire n’a ni besoin de tourisme, ni de grande quantité de population civile. Surtout pas besoin de population dont le soutien n’est pas sûr, d’où l’explication de la persécution des Tatars de Crimée. Encore mieux, à quoi bon développer les infrastructures pour les civils et l’industrie sur ce qui serait la première cible potentielle de l’OTAN? Ce principe était valable pour la Crimée soviétique et pour Kaliningrad (rien a changé) donc il sera appliqué sans problèmes dans une Crimée annexée.
Maintenant, parlons plus en détail des projets du Kremlin en ce qui concerne le déploiement des armes. Il est évident que les deux types d’armes cités plus haut ne sont que des outils de chantage et en aucun cas des moyens de défense.
Ainsi les «Iskander-M» sont d’ores et déjà une menace pour toute l’Ukraine du Sud: Marioupol, Krementchouk, ainsi que presque toute la cascade des réservoirs en aval du Dniepr inclus. La ville de Chișinău, est également à portée de tir de ces armes. La ville de Varna en Bulgarie, qui n’est pas qu’une ville touristique et portuaire, mais en même temps le siège du Quartier Général des Forces Armées et de la Marine. Sur le territoire de Roumanie c’est Constanta où sont déployés les navires américains faisant partie du bouclier anti-missile et où se rendent régulièrement les croiseurs dotés de missiles. Vous rappelez-vous le scandale initié par Moscou lors de l’arrivée à Odessa du «Monterey» et du «Mobile Bay» et des manœuvres menées conjointement avec l’Ukraine? Et bien, pour attaquer ces cibles il ne faudrait que 10 petites minutes.
Images: tvzvezda.ru
Si le système est vraiment doté du missile balistique R-500, comme le redoutent judicieusement les membres du Congrès américain, ce serait une violation des traités concernant l’utilisation de missiles mais la conception même du R-500 est en soi leur violation. Tout le système des relations internationales sera remis en cause. Que signifie le déploiement des R-500 en Crimée? C’est un cercle de cibles dans un rayon de 2600 kilomètres.
Crédit photo: cont.ws
Traçons ce cercle en commençant par le haut, direction ouest, c’est contre l’habitude mais en accord avec la logique. Toute la zone du golfe de Botnie sera atteinte par les frappes, la côte faisant partie, et par conséquent, presque tout le territoire de Finlande (avec Helsinki, sans les régions polaires) et de la Suède (Göteborg et Stockholm inclus). Bien évidemment n’y échappent pas les trois républiques Baltes et la Pologne est entièrement dans la zone d’atteinte.
Dans la mer du Nord, presque toute la Norvège, avec Oslo et Trondheim, toute l’Allemagne et les pays du Benelux, pourraient se retrouver dans le viseur. Le R-500 peut atteindre une petite partie de la Grande-Bretagne, mais j’imagine que ceci ne réjouira pas du tout son gouvernement de savoir que cela couvre au moins les banlieues de Londres.
Les «Iskander» de Crimée ne menacent pas la côte Atlantique française, mais dans la zone de mire se trouve tout le territoire de Paris au nord, jusqu’à Toulouse au sud, le port et la base navale méditerranéenne de Marseille inclus. L’Espagne n’est pas menacée, sauf Barcelone et Majorque. Tout le reste du territoire européen du bassin méditerranéen est facilement visé, y compris la Corse, la Sardaigne, la Sicile, Malte, la Crète et Chypre.
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Et qu’en est-il de l’Afrique? La partie nord-est de l’Algérie, la moitié de la Tunisie, avec sa capitale, toute la côte libyenne avec Tripoli et Benghazi, toute l’Egypte. Au Proche Orient, c’est la moitié du territoire de la mer Rouge, en Arabie Saoudite, les banlieues de Djeddah, la moitié du golfe Persique (à quelques kilomètres de la côte d’Oman), la majeure partie de l’Iran, presque tout le Turkménistan et l’Ouzbékistan, la moitié ouest du Kazakhstan.
Bien évidemment, les chances que ces cibles soient atteintes restent 50/50.
Observons cela en pratique. Le fait que toutes les cibles stratégiques importantes de l’Europe du Nord sont tout d’abord les capitales et les plates-formes de correspondance, surtout les ports, toute l’Europe Centrale, toute la partie continentale de l’Europe de l’Ouest et la majeure partie d’Europe du Sud sont faciles à atteindre , et c’est clair pour tout le monde. Toutes les bases de l’OTAN de la Méditerranée jusqu’à la Baltique, surtout les bases insulaires qui servent de hub ou les aérodromes à mi-chemin, sont vulnérables.
La région de la mer Caspienne, jusqu’à Téhéran et Ispahan, Médine, lieu saint de l’Islam, le canal de Suez, le détroit du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que toutes les voies de passage des sources d’énergie vers l’Europe, tant d’Afrique que du Proche-orient. Ajoutons la possibilité de frapper les cibles de l’État Islamique (EI) sur le territoire de la Syrie et de l’Iran bien que pour le moment ce ne soit pas une priorité.
Encore quelques mots au sujet du TU-22M3. D’abord, notons ce que dit le cahier des caractéristiques techniques le rayon d’action avec charge de 12 000 kg à la vitesse subsonique, tous profils du vol confondus, représente 2410 km. Avec la correction pour passer au régime d’urgence extrême pour franchir le système de la défense aérienne et pour la propulsion des missiles, nous arrivons à peu près à ces mêmes 2600 km. Ces bombardiers étaient déployés autrefois à Gvardiyske près de Sébastopol. C’est là qu’ils reviendront probablement. Il faut juste moderniser les infrastructures (d’ailleurs les discussions à ce sujet ont été menées déjà en mars dernier sur les forums russes). Leur arme usuelle c’est le missile antinavires X-22 destiné à poursuivre les porte-avions. Alors que l’aviation embarquée dans tout ça, je le rappelle, peut justement atteindre les cibles situées sur la bande côtière russe du bord de la mer Noire, depuis la Méditerranée et la mer Égée. Une autre fusée, la X-15, est destinée à atteindre les cibles terrestres. L’une comme l’autre peuvent être équipées d’une tête nucléaire tout comme le R-500. Les avions du type TU ont déjà de réelles chances de franchir le bouclier de défense aérienne de l’OTAN. Qu’en sera-t-il après la modernisation du TU-22M-3M? Je suis sûr que quelles que soient les sanctions, la Russie trouvera de l’argent pour procéder à cette modernisation. Le régime de Poutine ressemble de plus en plus à celui de la Corée du Nord, et Pyongyang trouve de l’argent pour les armes, malgré la famine chronique de la population.
Ce sorte de menace obligera-t-il l’Europe d’agir plus fermement? Ou, en Europe, les «colombes» prévaudront-elles comme à la veille de la Seconde Guerre Mondiale?
Crédit photo cont.ws
Source :espresso.tv
Traduit par : Viktoria Mait
3 Réponses to “Comment la Crimée va servir à Poutine à terroriser toute l’Europe, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient”
2015-03-15
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2015-03-30
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