
L’enquête collaborative en ligne qui accuse les séparatistes pro-russes
Ce qu’il y a de bien, avec le web, c’est qu’on n’avait jamais disposé d’un tel moyen pour vérifier, recouper et authentifier une information ou, a contrario, pour démonter une manip’. L’Autre JT, le nouvel hebdo de France 4, a décidé d’y consacrer une rubrique, dont j’assure l’intérim dans l’émission diffusée ce jeudi soir. La chronique durant moins de 3 minutes, je me fais un plaisir de vous offrir ici-même, en avant-première, l’intégralité de ce que j’aurais voulu pouvoir y raconter. Il y est question du crash du Boeing de la Malaysia Airlines, au-dessus de l’Ukraine, le 17 juillet dernier.
Le 14 novembre dernier, 1TV, la « première chaîne » de télévision d’État russe, révélait qu’un expert américain issu du MIT lui avait transmis une photo satellite émanant « probablement d’un satellite espion étranger« , et prise le 17 juillet dernier.
On y voit un avion de chasse (en bas à gauche, et grossi à droite) tirer un missile sur un avion de ligne (en haut). Cette photo, à en croire la télévision d’État, était la preuve qui manquait jusque-là sur « la seule version technique possible » du crash du vol MH17 d’un Boeing de la Malaysia Airlines près de Donetsk, à la frontière russe de l’Ukraine, ce jour-là (298 morts, dont 80 enfants). Preuve qui balaierait l’hypothèse -soutenue par l’Ukraine- d’un missile sol-air lancé par les forces séparatistes pro-russes, au sujet duquel TV1 notait « l’absence de preuve crédible« …
Sur Facebook, Reddit, Twitter, des dizaines d’internautes commencent alors à exprimer des doutes et à partager les preuves qu’il s’agit d’une manip’.
Dans la foulée, le site de journalisme d’investigation participatif Bellingcat relevait que cette photo avait en fait été mise en ligne sur un forum russe le 15 octobre par un internaute affirmant qu’elle lui avait été envoyée par des fans du WikiLeaks russe, qui eux-même l’avaient obtenue de « source inconnue »… mais aussi et surtout qu’il ne s’agissait pas d’une photo émanant d’un satellite espion, mais d’un photo-montage reposant sur une capture d’écran de Google Earth datant de 2012 pour le plan large (en fond noir : un extrait de la photo du satellite espion ; en surimpression couleur, la même carte sur Google Earth), et d’une capture d’écran de Yandex (le Google russe) pour le gros plan sur l’avion de chasse (voir plus bas : à droite la carte de Yandex, à gauche l’extrait de la photo du satellite espion).
Un blogueur s’étonnait de son côté de constater que les tailles comparées (en pixel -px) des avions ne pouvaient correspondre à la réalité : le Boeing 777-200ER du vol MH17 mesurant 63,7 mètres de long, l’avion de chasse devrait quant à lui mesurer 13,5 mètres de long, alors que les chasseurs Soukhoï SU-27 de l’armée de l’air ukrainienne mesurent 21,9 mètres…
Accessoirement, le logo sur l’avion de ligne n’est pas celui de la Malaysia Airlines, mais celui de Boeing, et il ressemble étrangement, avec le même angle, au premier résultat qui apparaît lorsque l’on recherche « Boeing vue d’en haut« , en cyrillique, dans Google Images.
Où l’on découvre, à ce titre, qu’il s’agit d’un Boeing 767, et non d’un Boeing 777, comme celui qui s’est crashé le 17 juillet dernier :
Un blog consacré au crash du vol Mh17, et qui s’attache à recenser les manipulations russes, relève par ailleurs que, les dimensions ne sont pas correctes (à moins que le Boeing ne mesure 4 kilomètres de long) et que les « experts » russes indiquent que l’avion de chasse était à 400 mètres du Boeing, alors qu’il suffit de mesurer sur Google Earth la distance entre les deux avions pour découvrir qu’ils auraient été à 50 km de distance…
Par ailleurs, l’avion de ligne s’est en fait crashé 13 kilomètres plus au nord et, le jour du crash, le ciel était couvert de nuages (alors qu’il n’y en a pas sur la photo satellite). Enfin, les débris collectés sur la scène du crash montrent que le Boeing a été touché sur son flanc gauche, alors que l’avion de chasse, sur la photo satellite, est à sa droite…
BuzzFeed, de son côté, montre que de nombreux Russes sont parvenus aux mêmes conclusions, sur Facebook, mais aussi que la photo satellite indique qu’elle a été prise à 1h19 du matin, soit… 12h avant le crash. Bref, les auteurs du photomontage auraient voulu passer pour des bras cassés qu’ils n’auraient pas agi autrement.
Max Seddon, le correspondant de Buzzfeed à Kiev, est par ailleurs entré en contact avec George Bilt, l' »expert » du MIT cité par 1TV. Encore choqué d’avoir été ainsi manipulé, Bilt explique avoir envoyé la photo avec un lien vers le forum où elle avait été partagée afin de savoir si les « experts » russes en savaient plus, mais qu’il n’avait aucun moyen de pouvoir l’authentifier : « ces gens sont soit prêts à tout, soit complètement amateurs » (unprofessional, en VO).
DE L’ART D’ENQUÊTER AVEC GOOGLE MAPS ET STREET VIEW
L’enquête ne s’arrête pas là. Le 17 juillet au matin, quelques heures avant le crash du vol MH17, Alfred de Montesquiou, grand reporter à Paris Match, avait en effet photographié un camion transportant un lance-missile antiaérien russe BUK, et découvert qu’il venait d’être volé par des séparatistes :
« Les photographies de Paris Match montrent que les rebelles avaient omis d’ôter le panneau publicitaire sur le camion qu’ils avaient volé. C’est ainsi que nous avons joint le propriétaire du véhicule. Les rebelles pro-russes du Donbass ont dérobé un camion pour transporter le système lance-missile BUK photographié dans la ville de Snijne quelques heures avant le crash du vol MH17, a indiqué à Paris Match le propriétaire du véhicule. Le même semi-remorque blanc à liseré bleu sur le capot, très reconnaissable, a encore été photographié au petit matin le lendemain du drame par une caméra de surveillance dans la ville de Krasnodon, en train de se hâter vers la frontière russe toute proche. Il semble manquer un ou deux missiles SA-11 sur la rampe de lancement..
Le site d’investigation participatif BellingCat (voir, ci-dessous comment il fonctionne) a depuis consacré plus d’une vingtaine de billets à ce sujet. En croisant photos et vidéos partagées sur VKontakte (le Facebook russe), YouTube, Twitter et autres sites web et réseaux sociaux, avec les images disponibles sur Google Maps et Street View, les enquêteurs du site d’investigation participatif sont parvenus à géolocaliser le trajet du lance-missiles depuis la Russie jusqu’aux zones contrôlées par les séparatistes pro-russes avant, pendant et après le crash de l’avion.
Début novembre, Bellingcat publiait une longue synthèse de leur impressionnante enquête (elle a depuis été traduite en français par le Comité Représentatif de la Communauté Ukrainienne en France), divisée en trois sections :
La première examine la preuve open source et de sources diverses concernant les mouvements du lanceur Buk dans l’Est de l’Ukraine, le 17 juillet. La deuxième démontre que le lanceur Buk, filmé et photographié le 17 juillet, est originaire de Russie et faisait partie d’un convoi se dirigeant vers la frontière ukrainienne à la fin juin. La troisième se penche sur l’activité des véhicules vus dans le même convoi après le 17 juillet.
Ils ont ainsi comparé le flanc de nombreux Buks filmés ou photographiés en Ukraine et en Russie (par des voisins, ou des séparatistes, qui les avaient partagées sur les réseaux sociaux) avec celui photographié par le journaliste de Paris Match. Ils ont ainsi identifié un lance-missile, numéroté 312, présent en Ukraine en mars 2014 (en bas, sur la photo) dont le flanc portait la même rayure qu’un autre Buk localisé en Russie en juin et numéroté 3X2 (au milieu, sur la photo), « cicatrice » que l’on retrouve aussi sur celui photographié par le journaliste de Paris Match, et dont le numéro avait été effacé. Les nombreuses vérifications qu’ils ont effectuées les incitent à conclure qu’il s’agirait du même lance-missile (même si, reconnaissons-le, la graphie des chiffres semble varier d’une photo à l’autre).
Mais ce n’est pas tout. L’enquête en ligne ne s’est pas seulement attachée à démonter des montages photo, ou à pister les éraflures d’un lance-missile. A l’aide de Google Maps et de Google Street View elle s’est aussi appliquée àgéolocaliser précisément les endroits où le Buk avait été filmé. Regardons attentivement les photos ci-dessous. La photo en haut à gauche est un zoom de celle de Paris Match (voir plus haut) ; les points surlignés en rouge, vert, jaune, rose et violet leur ont permis de géolocaliser l’endroit où le Buk était passé, via Google Street View. La photo en bas à droite correspond à l’un des endroits où le Buk a été filmé : en surlignant les poteaux électriques et panneaux d’indication, ils ont de même réussi à géolocaliser le point de passage sur Google Earth
Ils ont aussi créé une carte interactive (voir plus bas) permettant de suivre le trajet du lance-missile, avant, pendant et après le crash, et sont parvenus à la conclusion qu’il avait quitté un convoi de la 53ème Brigade de Missiles Anti-Aériens russe basée près de Koursk, le 23 juin, pour se diriger vers la frontière ukrainienne, à proximité d’un passage tenu par les séparatistes.
L’équipe d’enquête Bellingcat MH17 affirme qu’il existe des preuves indéniables confirmant que les séparatistes en Ukraine avaient le contrôle de ce lanceur de missiles Buk le 17 juillet et l’avaient convoyé de Donetsk à Snizhne sur un transporteur. Ce lanceur de missiles Buk a été déchargé dans Snizhne environ trois heures avant l’attentat du MH17 et filmé plus tard, avec un missile manquant, traversant la zone de Louhansk contrôlée par les séparatistes.
UNE NOUVELLE FORME DE JOURNALISME D’INVESTIGATION
Eliot Higgins, le créateur de BellingCat, s’était fait connaître l’an passé avec son blog, Brown Moses, à l’origine de plusieurs des scoops les plus marquants de la guerre civile en Syrie, comme le soulignait alors un portrait paru dans Le Monde. Ce chômeur britannique qui ne parle ni ne lit l’arabe, et qui n’a jamais voyagé en Syrie, basait alors ses enquêtes sur la consultation des vidéos mises en ligne sur Youtube, « une mine à ciel ouvert, mais totalement sous-exploitée » :
« J’ai commencé en mars 2012 au retour d’un voyage en Turquie parce que j’étais au chômage », raconte-t-il. Sa fille Ela venait de naître. Entre deux biberons, il passe en boucle des vidéos de massacres. « Le pire, c’est le son, je le coupe souvent, confie-t-il.Je suis immunisé, c’est un travail, je tiens l’horreur à distance. »
« Eliot Higgins travaille comme les enfants qui jouent au Memory, avec ses yeux et sa mémoire« , écrivait Christophe Ayad : « Il tamise, trie, filtre plusieurs milliers de vidéos par jour. Puis il dissèque les images, fouille et cherche les informations passées inaperçues. Comme le son et les paroles ne font pas sens pour lui, il s’est concentré sur les armes dont il n’est pourtant pas un spécialiste« .
C’est ainsi qu’il a pu aider Human Rights Watch à identifier le type de munitions utilisées, les impacts, les trajectoires des tirs, ou encore à fact-checker -et tailler en pièces- une enquête du célèbre journaliste d’investigation américain Seymour Hersh. Ses techniques et méthodes augurent d’une nouvelle forme de journalisme : plutôt que d’aller sur le terrain, ou d’interroger des « sources humaines« , il préfère « compulser les catalogues sur Wikipedia ou sur des forums spécialisés. Et, quand il ne trouve pas, il demande sur Twitter et Facebook » :
Les notions d’exclusivité et de scoop lui paraissent de vieux anachronismes : on travaille toujours mieux à plusieurs et en mettant en commun ses informations, cela relève pour lui de l’évidence. A l’instar de Julian Assange, d’Edward Snowden ou de Glenn Greenwald, il ne vient pas de la presse et s’apprête à la révolutionner.
En août dernier, alors qu’il venait de lancer BellingCat, il parvenait à géolocaliser un camp d’entraînement de djihadistes en comparant les photos publiées par les islamistes avec Google Earth, avant d’utiliser Panoramio, qui compile les métadonnées d’images (date et lieu où elles ont été créées) afin de placer celles-ci sur une carte de GoogleMaps, pour géolocaliser l’endroit où James Foley venait d’être égorgé.
BellingCat, qui compte aujourd’hui une vingtaine de contributeurs (chercheurs, analystes, blogueurs, écrivains…), propose aussi plusieurs modes d’emploi expliquant quelques trucs et astuces pour vérifier et géolocaliser des informations et vidéo avec Google Earth, Maps, Street View et Panoramio.
BellingCat a aussi décidé de « crowdsourcer » ses enquêtes, et d’inciter les gens à y contribuer, de façon transparente et open source, à la manière de Wikipedia. Il a pour cela ouvert un espace d’enquête participatif reposant sur le logicielcheckdesk de vérification collaborative. Tout un chacun est invité à y partager photos, vidéos, articles, tweets, etc., et à participer à leur authentification ou, a contrario, et comme ils l’ont fait avec le photo-montage satellite, à démontrer la manip’.
Après avoir géolocalisé le trajet du lance-missile, BellingCat a décidé de s’intéresser aux restes et débris du Boeing de la Malaysia Airlines. Affaire à suivre…
Par Jean-Marc Manach le 20/11/2014