Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
« Pourquoi le monde a-t-il abandonné ?
Pourquoi son terrible silence ?
Pourquoi nul ne se préoccupe-t-il de nous ?
Pourquoi personne n’est-il solidaire de notre destin ?
Sommes-nous sans valeur ?
Sommes-nous seulement des numéros ?
Qu’arrive-t-il au monde ? »
Tel était, il y a quelques jours, le message de Fared, citoyen journaliste et photographe syrien, de la province d’Idlib. Et ce message, il avait été répété maintes fois depuis le début de la guerre d’Assad contre son peuple, et plus encore depuis les massacres de Homs, de la Ghouta, de Deraa et le siège puis la chute d’Alep.
Il n’arrête pas d’énoncer que notre inaction parachève l’effondrement de nos représentations politiques et morales de ce que sont le bien et le mal, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. Il trace à nouveau cette ligne rouge invisible, mais première, entre – d’un côté – ceux qui se soucient, dénoncent, protestent, nomment avec des mots clairs nos ennemis, et – de l’autre – ceux pour qui les crimes contre l’humanité peuvent tomber dans l’indifférence du monde et être étouffés par le bruit du quotidien.
La tragédie, encore et encore
Alors que, en ce qui concerne la Syrie, les yeux sont concentrés sur la chute prochaine du dernier bastion de Daech à Baghouz et le « retour » des djihadistes étrangers, ils se détournent de la tragédie annoncée dans la province d’Idlib et des massacres sans fin dans la Syrie sous l’emprise de Bachar Al-Assad.
Une sorte de nuit les enveloppe, comme si le récit porté par son pouvoir d’une victoire acquise nous avait délestés du fardeau de l’outrage. Ce n’est certes pas nouveau. Comme le constatait récemment Michel Duclos :
« La bataille contre la centrale terroriste de M. Baghdadi a été depuis cinq ans la priorité des priorités pour les gouvernements occidentaux – au détriment sans doute d’un véritable investissement sur la question syrienne dans son ensemble. »
Ce qui se joue là mérite pourtant autre chose que le silence et, sur le plan politique, ne saurait tolérer l’inaction qui a, depuis mars 2011 – début de la révolution pacifique contre le régime de Damas – marqué d’une tâche indélébile les nations dites libres. Depuis quatre semaines désormais, les bombardements du régime, appuyés par la Russie, sont continuels sur les civils de la région d’Idlib, notamment sur les villes de Maarat al-Noumane, Hama, et Khan Cheikhoun et d’Idlib même, et le nombre des victimes, dont de nombreux enfants, doit dépasser la centaine.
À nouveau, les sauveteurs civils des Casques blancs sont aussi pris pour cible. À nouveau, les crimes de guerre qui ont marqué le conflit syrien sont perpétués – et les puissances occidentales sont silencieuses, comme si ceux-ci étaient devenus une nouvelle « normalité ».
La Russie et la Turquie à la manœuvre
Cette recrudescence du conflit était parfaitement prévisible comme l’est, depuis l’accord de Sotchi signé en septembre 2018 entre la Russie et la Turquie, le fait que la Russie va appuyer le régime syrien dans sa reconquête de l’intégralité du territoire syrien, ou quasiment.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, n’en a pas fait mystère. Les seules questions concernent le quand et le comment. Sans doute en effet, la nature des conversations entre la Turquie et la Russie va-t-elle, à court terme, peser sur le destin immédiat de la province d’Idlib et il ne saurait être exclu qu’in fine la Turquie conserve une petite enclave au nord du pays, mais il est douteux qu’Ankara ait la volonté de s’opposer à une mainmise quasi-totale d’Assad sur le pays et s’érige en protecteur de la province d’Idlib.
Et la question, posée récemment par le docteur Raphaël Pitti, est la même :
« Laisserons-nous les trois millions d’habitants et réfugiés de la région revivre l’enfer de la Ghouta, d’Alep ou Deraa ? »
Une crainte double
On savait que la région d’Idlib, où ont afflué environ 2 millions de réfugiés des autres parties de la Syrie, notamment des régions d’Alep et de la Ghouta, après les massacres du régime, serait un havre précaire. Ses habitants y ont aussi subi les exactions des islamistes de Hay’at Tahrir al-Cham (HTS) qui contrôle une large partie de la région, donnant un nouveau prétexte au régime et à la Russie pour intervenir au nom de cette prétendue « guerre contre le terrorisme » qui a toujours été l’habillage rhétorique des crimes du régime.
À l’automne les manifestations dans la province se déroulaient sous le double slogan du refus d’Assad comme de HTS. Ce dernier groupe est, d’ailleurs, souvent soupçonné d’être l’auteur du meurtre de l’activiste de Kafranbel et fondateur de radio Fresh, Raed al-Fares, surnommé la « conscience de la révolution syrienne », et de son camarade Hamoud Junaid.
Aujourd’hui, la crainte est double. D’une part, on imagine parfaitement le résultat de bombardements massifs par le régime et par la Russie d’une zone comprenant plus de 3 millions d’habitants, dont environ 1 million d’enfants, qui n’auraient plus aucun lieu où les fuir. Cela pourrait être pire encore que ce que la population syrienne a connu en huit années de guerre.
D’autre part, 80 % des habitants de la région figurent sur la liste des personnes recherchées par Damas, et là aussi on ne connaît que trop le sort auquel la machine de torture et de mort du régime les vouerait.
Quel sera, par ailleurs, le destin des civils qui auront été libérés de Daech après la chute de Baghouz ? Auront-ils échappé à l’enfer du Califat pour tomber dans celui du régime ?
Du sauvetage d’Idlib dépendra l’avenir de la Syrie
Il faut sauver les habitants d’Idlib du régime. Il faut aussi sauver l’ensemble des habitants de Syrie du régime. Stopper Assad et la Russie de Poutine à Idlib apparaît comme l’opération de la dernière chance. Cela pourrait aussi être, pour le monde dit libre, l’ultime faillite stratégique.
Depuis huit ans, nous n’avons pas voulu protéger et mettre un terme à l’assassinat délibéré de plus d’un demi-million de personnes et laissé se perpétuer crimes contre l’humanité et crimes de guerre sans fin, mais nous avons abrité notre veulerie sous les mots commodes de l’impuissance ou, plus obscène encore, du réalisme et de la complexité.
Donnerons-nous, cette fois encore, carte blanche à Bachar Al-Assad ? Lui laisserons-nous toute latitude pour, toujours et encore, perpétrer les massacres qu’il a à nouveau annoncés à l’avance ? Renforcerons-nous encore l’ennemi, oui l’ennemi, de toute loi internationale, d’un ordre soumis à la justice et de la liberté : la Russie de Poutine ? Continuerons-nous, enfin, à déguiser notre lâcheté des habits de la diplomatie, refusant de percevoir que, depuis le début, elle était vouée à la répétition verbeuse de résolutions vides, et donnerons-nous à nouveau crédit à la tromperie et au mensonge ?
Si cela devait être, quel crédit pourrions-nous encore attribuer à l’invocation des valeurs de droit, de liberté et de dignité que porte l’Europe ? Comment n’y verrions-nous pas des mots vains et misérables ?
Sans doute, une action est-elle plus difficile aujourd’hui qu’elle ne l’eût été en 2013, 2016, voire au début de 2017. Le retrait des États-Unis de Syrie, même s’il n’est finalement pas total, n’aide certainement pas et il signifie aussi le peu d’appétence des Américains à peser sur le processus de transition politique. La condamnation par le Département d’État américain des attaques du régime et de la Russie contre les civils d’Idlib, aussi nécessaire soit-elle, ne signifie pas une volonté d’action.
La division de l’Europe sur la Syrie est un autre facteur aggravant auquel s’ajoute le retrait du Royaume-Uni, englué dans le Brexit, de la scène mondiale. L’imprévisibilité de la Turquie, membre de l’OTAN, et la propension de certains pays du Golfe à laver les crimes d’Assad en rouvrant leur ambassade à Damas – qui devrait aussi (encore que la décision ne soit pas confirmée), être réadmis au sein de la Ligue arabe, dont le prochain sommet se tient le 31 mars, ont aussi eu pour effet d’affaiblir nos possibles alliances dans la région.
Oui, nous pouvons agir
Mais la France n’est pas dénuée de toute capacité d’initiative et elle est en mesure de convaincre certains alliés de l’Union européenne. Notre politique en Syrie est inséparable de trois considérations globales.
D’abord, elle prend place dans le cadre de notre combat pour le respect du droit international, notamment humanitaire, et de notre responsabilité de protéger (R2P) : l’ampleur des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis par le régime et ses soutiens – ainsi que des autres parties, quoiqu’impliquées dans une moindre mesure – ne peut faire l’objet seulement d’une condamnation verbale.
Ensuite, pour l’Europe et les Alliés, il est impensable de disjoindre leur position sur la Syrie et le combat contre la déstabilisation, aux multiples composantes, opérée par le régime russe : la Syrie et l’Ukraine sont, pour Moscou, les deux biais principaux par lesquels elle entend détruire l’ordre international.
Enfin, en ce qui concerne la Syrie, on ne peut séparer la réponse à apporter aux événements de la région d’Idlib de la demande de justice internationale, de notre pression sur le régime Assad et ses parrains sur la transition politique et l’accès humanitaire et – c’est un impératif catégorique – de la libération inconditionnelle des prisonniers politiques.
En premier lieu, la France et l’Europe doivent peser sur la composition du comité constitutionnel chargé d’assurer la transition politique en Syrie, qui ne saurait être aux mains du groupe dit d’Astana. Celui-ci commence d’ailleurs, semble-t-il, à se fissurer. Cela impose une vigilance de détail, notamment sur le tiers des membres du comité réputés indépendants. Une autre formule que ce comité pourrait d’ailleurs être trouvée si elle apparaît ne pas pouvoir fonctionner.
Le moment venu – on en est certes encore loin – des élections libres en Syrie, sous contrôle international, devront assurer la participation de tous, y compris les réfugiés. Après la faillite du précédent envoyé spécial des Nations unies, Steffan de Mistura, quelles qu’en soient les raisons, la posture qui semble tout aussi peu avertie des ruses de la Russie du nouveau, Geir Pedersen (lequel n’évoque même pas la question de la libération des prisonniers politiques), pourrait se révéler problématique. Ce risque impose aussi un engagement plus fort de la France et de l’Europe, même si l’on sait que la diplomatie ne suffira pas.
Ensuite, elles doivent être claires sur le fait qu’Assad ne saurait faire partie de la transition politique. Tant que son clan restera au pouvoir, les massacres et les tortures dans les prisons du régime continueront. Toute aide à la reconstruction, tant que le régime Assad est en place, ne peut naturellement qu’être exclue.
Il est aussi exclu que les plus de 5,6 millions de réfugiés puissent rentrer et que les 6,2 millions de déplacés internes puissent rejoindre leurs provinces – ce que, au demeurant, la loi numéro 10 (promulguée par Damas) qui organise la spoliation de leurs biens exclurait pour nombre d’entre eux. Ce constat sans ambiguïté doit également guider la France et l’Europe – et bien sûr les pays de la région – dans leurs politiques d’asile.
Enfin, comme elles ont commencé à le faire, elles doivent poursuivre leur action en faveur de la justice en Syrie, contribuer à trouver tous les moyens de droit pour poursuivre les criminels et faire de la libération des prisonniers politiques, qui meurent quotidiennement dans les prisons d’Assad, la condition de tout processus de transition politique.
Assad n’a pas gagné la guerre
Cette position doit être aussi relayée par des récits clairs de la part des gouvernements européens afin de ne pas accréditer la propagande du régime et de ses thuriféraires.
Premièrement, il est faux de déclarer qu’Assad a gagné la guerre. Il existe toujours environ 30 % du pays qui ne sont pas tombés sous son joug. Et même dans les régions sous la domination du régime, des Syriens, bravant tous les risques, continuent de manifester. Cela suppose également de tordre le cou – et la Syrie n’est pas le seul pays concerné – à tous les discours sur les vertus des prétendus régimes stables. Au Moyen-Orient comme ailleurs, les dictatures ne le sont pas et annoncent les révolutions de demain.
Ensuite, non seulement nous devons tenir bon sur le refus de reconnaissance du régime, mais nous devons utiliser tous les moyens disponibles pour que les pays du Golfe et pays arabes en général ne s’engouffrent pas dans cette brèche. En France même, l’organisation de voyages touristiques en Syrie, qui conduirait de facto à une forme de réhabilitation du régime, ne saurait être acceptée.
En troisième lieu, il nous faut être conséquents dans notre analyse des alliances d’Assad : le régime, la Russie et l’Iran constituent un bloc, et il est absurde stratégiquement d’estimer que nous pouvons les diviser et tenter de jouer, comme le fait le premier ministre israélien, les uns contre les autres. Le régime ne tient qu’en raison de la présence des forces russes et iraniennes et celles-ci ne le lâcheront pas.
En quatrième lieu, au-delà de nos critiques par ailleurs de ces régimes, nous devons œuvrer à reconstituer des alliances sur la question syrienne. C’est assurément le sujet le plus difficile et risqué, mais c’est aujourd’hui indispensable.
Enfin, et ceci est lié, nous devons mettre tout en œuvre pour remettre sur la table tous les schémas possibles pour la création d’une zone de sécurité dans la région d’Idlib. Si nous renonçons d’avance, cela signifiera que nous accordons au régime et à la Russie une victoire non seulement stratégique, mais aussi intellectuelle dont les conséquences seront incalculables en termes de sécurité mondiale. Si nous nous y montrons incapables, comment d’ailleurs espérer qu’on puisse un jour organiser des élections libres en Syrie sous contrôle international ?
Un enclos soutiré de l’actualité internationale
Beaucoup dépend aussi de la capacité de l’opposition syrienne démocratique à s’organiser et à s’unir et à faire émerger une nouvelle génération de dirigeants, celle qui a le plus donné dans les protestations contre le régime. Les pays occidentaux ne sauraient le faire en leurs lieux et places, mais ils peuvent inciter et aider à monter des équipes qui joueront un rôle premier dans la transition politique. Celle-ci doit se préparer beaucoup plus sérieusement qu’aujourd’hui.
Un voile semble être retombé sur la Syrie. À l’abri des regards, même si de courageux journalistes citoyens parviennent encore à nous alerter, Assad arrête, massacre, assassine. Il a libéré aussi les terroristes de Daech qui finalement servent sa propre politique de répression et on sait qu’il ne l’a guère combattu.
La Syrie menace de devenir cet enclos soutiré de l’actualité internationale parce que n’en parviendront plus les cris. Notre conscience sera peut-être lâchement soulagée, la gêne de notre lâcheté apaisée, mais l’insécurité du monde se sera amplifiée et cela sera notre héritage.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.