Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
Parler de droits de l’homme dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité paraît naïf : comment évoquer des valeurs dans un domaine qui est celui de la seule ambition de puissance ? Une telle approche est à l’avance condamnée pour son manque supposé de réalisme. Les démocraties admettent que les droits de l’Homme sont souhaitables, mais dans la stratégie internationale, ils y voient au mieux un supplément d’âme. Or, c’est au nom du réalisme et du pragmatisme, et en écartant par méthode toute référence aux valeurs, que nous démontrerons que la défense des valeurs associées aux droits de l’homme – libertés, démocratie, respect du droit international – doit au contraire devenir la base de notre stratégie de sécurité. Nous partirons des faits.
Révolution de l’universalisme
Une révolution intellectuelle s’est produite au cours des trente dernières années, avec des conséquences pratiques immenses. Aucun pays et aucune société ne peuvent plus être considérés comme souffrant, par nature, d’une incapacité à concevoir la liberté et les droits humains. L’argument contraire des prétendus réalistes comme des relativistes est démenti par les faits.
Les premiers affirment que certains pays resteront à jamais étrangers à « nos » valeurs (celles que l’Occident a choisies de faire siennes) : dans notre diplomatie, il serait vain d’y insister. Ils considèrent ainsi que les peuples russe, chinois ou arabe par exemple – avec des arguments historiques et culturalistes fallacieux – sont voués à jamais à la soumission et à la dictature. Se fondant sur une prétendue « âme » des peuples, ils considèrent que les dirigeants n’ont aucune importance et que nulle société finalement n’évolue. Et de balayer d’un revers de la main les dissidents russes et chinois, les insurgés du Printemps arabe, les femmes africaines musulmanes qui se battent contre l’excision, les homosexuels africains ou arabes et les protestataires de Hong Kong…
Les seconds, dans la ligne de Mahathir, estiment que l’Ouest n’a pas à imposer ses valeurs à l’Est – les sociétés confucéennes et islamiques que Samuel Huntington englobait trop rapidement – et que la liberté, les droits de l’homme et la démocratie sont des valeurs occidentales. Si l’Occident fut certes la terre où ces valeurs se développèrent et s’il y eut bien une influence de celui-ci sur le reste du monde, des gens éloignés de cette tradition ont pu concevoir et exiger pour eux ces principes indépendamment de tout héritage : ce fut le cas des soulèvements du Printemps arabe – au-delà des possibles récupérations par ailleurs –, mais aussi en Ouzbékistan, Birmanie, Indonésie et dans plusieurs pays africains.
Les peuples n’ont nul besoin de se réclamer de l’Occident pour lutter contre l’oppression et d’avoir lu Spinoza, Locke et Tocqueville pour aimer la liberté. Cette quête de liberté n’est pas réservée aux élites intellectuelles. L’universalité n’est pas celle de la philosophie occidentale et du devoir moral, mais celle, concrète, de la réalité vécue et perçue. L’aspiration aux droits ne connaît aucune frontière culturelle, sociale ou religieuse. C’est un universalisme des faits, non un universalisme théorique.
Droit commun ou choc des souverainetés ?
Le deuxième fait nouveau résulte du conflit récent ouvert par la mondialisation. Celle-ci exerce une pression dans deux directions contraires : d’un côté, une normativité accrue par le biais des élites formées dans des écoles internationales qui véhiculent les mêmes concepts, de l’autre, une affirmation subséquente des États, dans leur particularité, qui va de pair avec une certaine désinstitutionnalisation des organisations internationales à vocation politique.
Le premier mouvement conduit à une standardisation des références – malgré des traditions culturelles et sociales qui demeurent –, à une mise en conformité d’un nombre accru de pays avec des principes juridiques communs et à un ajustement progressif des élites à des standards qui se diffusent universellement.
Le second amène chaque élite nationale à chercher la meilleure stratégie dans le cadre de ce qu’elle définit, souvent abusivement, comme l’intérêt propre de son pays – lire, de la captation de la rente à son profit – et à s’affranchir des règles posées par les institutions multilatérales précisément parce qu’elles sont censées empêcher les stratégies contraires à la norme commune en termes de droit comme de « gouvernance ». Dans ce combat contre la règle de portée universelle, ces pays qui en refusent l’idée cherchent à instrumentaliser États et zones restées en dehors de cette diffusion des principes libéraux et à déstabiliser ceux qui y souscrivent.
Le premier mouvement ouvre l’espérance d’un ordre plus stable et pacifié, le second la referme. Ce contexte nouveau, marqué donc à la fois par un combat qui s’amplifie pour la liberté et un conflit concret et visible entre deux philosophies, représente un risque majeur pour la sécurité du monde dans les prochaines décennies.
Les droits de l’homme : un élément clé pour l’analyse de risque politique
Remonter à l’origine de ce risque oblige le réaliste à articuler politique intérieure et politique étrangère. Dans un État qui dispose de forces armées potentiellement menaçantes, l’atteinte aux droits de l’homme, aux médias libres et à la société civile offre une bonne prédiction quant à une politique extérieure peu respectueuse de la loi internationale. Ces régimes, à l’intérieur comme à l’extérieur, pratiquent le mensonge et la désinformation.
Dans une perspective strictement réaliste, aider les mouvements libres dans ces pays et réagir à chaque atteinte contre les droits est une politique nécessaire pour notre sécurité. L’analyste de politique internationale devrait regarder ce qui se passe à l’intérieur de ces pays – Russie, Chine, Iran, Arabie Saoudite, Égypte – pour bâtir les scénarios du futur. Le contrôle de l’économie par un groupe lié au pouvoir en place, le sacrifice de l’économie productive au profit des matières premières – qui signifie le refus de voir se développer une classe moyenne risquant d’aspirer à la liberté – et le faible développement d’un appareil de recherche et d’enseignement supérieur sont aussi des indications sur la stratégie future de pays dangereux.
Allons plus loin : la destruction de tout droit et de toute dignité a un effet logique de contagion belliqueuse sur toute une zone. Nous avons été ainsi doublement criminels de ne pas mettre un terme immédiatement aux menées génocidaires d’Assad :pour son peuple et pour la sécurité régionale. De surcroît, dans le contexte nouveau d’aspiration à la liberté, le mépris des droits fondamentaux accentue l’instabilité de pays qui peuvent devenir dès lors le terreau de révolutions violentes qui sont autant de menaces pour la sécurité régionale.
De nouvelles responsabilités pour les puissances libres : le nouveau dilemme de l’Europe
On a beaucoup glosé sur la manière de définir le nouveau monde : il n’est plus ni bipolaire, ni unipolaire, ni multipolaire. Provisoirement ou définitivement apolaire, il a été qualifié de G-zéro ou d’anarchie. Cette situation est en même temps préoccupante pour la progression du droit et par la multiplication des conflits de forte intensité. Sauf à voir s’étendre la menace d’instabilité, il ne peut rester non gouverné, tant sur le plan doctrinal que sécuritaire, en raison des deux réalités qui le façonnent.
La première est celle du conflit entre les pays qui souhaitent converger vers une règle de droit universelle et les autres – conflit qui a remplacé le conflit Est-Ouest et n’a rien à voir avec un clash des civilisations. La seconde est qu’il n’est plus possible de pratiquer, comme au temps de la Guerre froide, une politique de containment. Bien des réalistes qui prônent l’apaisement avec les États importants enfreignant les droits de l’homme restent imprégnés par un tel schéma et l’idée illusoire d’une maîtrise du monde et d’un cantonnement. La globalisation du monde ne le permet pas – on sait que les menaces terroristes et criminelles ne connaissent pas les frontières – et les États en rupture avec l’universalisme ne restent pas confinés à leur zone : on le voit avec la Russie.
Cela confère une responsabilité particulière aux États qui se considèrent comme responsables de l’ordre mondial : États-Unis et Europe en premier lieu qui sont d’abord là pour contenir et limiter la première menace mondiale : les zones de non-droit. Ils doivent pouvoir rappeler, de manière crédible, que la préservation de la sécurité ne tolère pas de faiblesse envers les droits.
Cette question ressurgit au cœur de l’Europe. Réussite économique et institutionnelle exceptionnelle, elle n’a plus été pensée depuis longtemps comme entité géostratégique à construire faute d’avoir conjugué la mise en exergue des droits, qui est à son fondement, et sa sécurité. Cette première conception faite de l’Europe d’abord la terre du droit. Son idéal de liberté et de promotion de la loi internationale avait vocation à se répandre, d’abord par l’intégration des pays voisins dont l’évolution politique témoignait de l’adhésion à ces principes, ensuite par sa propagation, par la coopération en matière d’institutions et de justice, au-delà du continent européen.
Beaucoup ont considéré que cette Europe ne pouvait exprimer aucun objectif propre de puissance. Inversement, les tenants de l’Europe-puissance, acteur économique mais aussi géopolitique majeur, exprimant son existence mondiale contre des concurrents, mais surtout contre des régimes menaçants, ont insuffisamment noué cette ambition aux valeurs de liberté. En réaffirmant la primauté des droits et en les nouant à la puissance, nous réconcilierons ces deux conceptions en dotant l’Europe d’ambitions géostratégiques et des moyens de celles-ci. L’universalisme des droits oblige l’Europe au réalisme géopolitique, notamment à l’endroit de la Russie dont le régime menace les droits et l’ordre mondial, mais vise aussi à corrompre ses valeurs.
Un agenda pratique
Le combat pour les droits de l’homme et celui pour la sécurité sont doublement liés. D’abord, les puissances qui entendent s’affranchir de l’ordre mondial commettent aussi des atteintes aux droits de base. Ensuite, la négation, par une idéologie relayée par tous les instruments de la propagande, de la pertinence de toute idée universelle est aussi un moyen de légitimer leur combat contre les règles du droit international et toutes les institutions qui sont censées le protéger et l’appliquer.
Cette lutte des puissances libres passe certes par la panoplie classique qui doit encore être renforcée : assistance à la démocratie et aux dissidents sur le terrain et aide aux médias libres, invocation insistante du sujet des droits de l’homme dans notre dialogue avec les États non démocratiques, refus du relativisme de la norme en matière de droit et pression permanente sur toutes les démocraties pour qu’elles n’aient aucune complaisance avec les pays qui ne le sont pas, car cela minerait leur combat par ailleurs, intensification de la lutte contre la désinformation.
Elle suppose ensuite un engagement plus ferme dans la responsabilité de protéger, si scandaleusement – mais aussi de manière stratégiquement absurde – bafouée en Syrie. Ce qui suppose une gestion intelligente de l’après. La question du changement de régime n’a pas à rester une question taboue.
Enfin, il faut éviter les doubles discours : une politique stratégiquement conséquente en matière de droits de l’homme ne saurait conduire à ménager ses alliés. Non seulement elle saperait la légitimité de celui qui ne ciblerait que ses adversaires (et le discréditerait en cas de changement de régime dans le pays protégé), mais elle serait aussi irresponsable vis-à-vis de cet allié. Nous devons dire leur fait non seulement à la Russie, à la Chine et l’Iran, et leur opposer une politique de fermeté, mais aussi à la Turquie, membre de l’OTAN, à l’Égypte et à l’Arabie Saoudite. L’expérience montre aussi que les régimes qui n’ont pas de principes sont également les plus versatiles dans leurs alliances.
Dans cette politique nouant droits et sécurité, les grands États doivent être la cible première de notre action, même si tout parallèle entre la Chine et la Russie serait abusif. Moscou, aujourd’hui, par son action militaire directe en Europe et en Syrie et la propagande qu’elle déploie, est une menace immédiate et sans commune mesure avec Pékin. Avec les grandes puissances régionales, ces pays constituent le risque principal en eux-mêmes et parce que leur pouvoir de dissémination du risque est plus étendu. Si l’Europe laisse une Amérique – de plus en plus en retrait et hésitante – mener seule ce combat, elle risquerait fort de devenir une puissance inutile et, parce qu’en première ligne, la plus immédiatement menacée.
Nicolas Tenzer, professeur associé International Public Affairs, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.