Le matin du départ, un livre est tombé de l’étagère au-dessus de mon lit, il avait pour titre « Retour à la maison ». Nous sommes parties et nous sommes revenues. Aller-retour, et à chaque fois pour revenir à la maison : en Crimée et à Kiev.
La veille, un ami qui avait entendu parler de notre voyage nous a demandé : « Quoi ? Vous voulez aller en voiture jusqu’à Sévastopol ? » Nous nous sommes retournées vers lui et lui avons répondu d’une seule voix : « Non, nous ne voulons pas. » Et effectivement, nous ne le voulions pas, mais il le fallait.
Déjà pendant les préparatifs de ce voyage nous ne nous sentions pas très bien. Vous comprenez, autrefois nous nous rendions en Crimée 3 ou 4 fois par an et c’était à chaque fois une joie, une fête, un avant-goût du bonheur que de faire nos valises. Mais cette fois-ci, nous n’avions qu’une seule idée : tout bien organiser afin de ne pas passer une heure de trop à Sévastopol, et en Crimée d’une façon générale. Nous y sommes parvenues et c’est pourquoi je vous préviens : nous n’avons pas vu grand’chose et n’avons fait aucune photo. Le but était de rencontrer ma belle-mère, faire signer les documents nécessaires, aller au cimetière, rendre visite aux parents, tout ça en gardant les yeux à moitié fermés et revenir le plus vite possible. Mais ce n’est pas possible de garder les yeux à moitié fermés, et il y a quand même des choses que nous avons vues.
Pendant la première partie du trajet, nous nous sommes forcées toutes les deux à envisager la situation d’une façon positive « Qu’est-ce qu’on peut y faire, c’est comme ça, on essaiera d’avoir un regard distancié. Puisqu’on doit y aller, prenons le bon côté des choses, on aura le temps de papoter pendant le voyage, c’est quelque chose qu’on aimait bien faire autrefois, quand on allait en Crimée. » Cette note positive s’est immédiatement envolée à l’embranchement de Kherson, quand on a vu la pancarte « Kherson-Simféropol-Kertch » … Après Kherson, nous avons été dépassées par de nombreux véhicules militaires. A part eux, il n’y avait presqu’aucune circulation. Après Tsiouroupinsk, nous étions même les seules. Tous les petits marchés sur le bord de la route étaient fermés. Comme s’il n’y avait plus de vie.
Nous avons atteint l’isthme à une heure du matin. Le contrôle par les nôtres a duré quinze minutes. Après les deux barrières où flotte le drapeau ukrainien, il y a une sorte de zone neutre et, après une dernière barrière, c’est le territoire des occupants. Pendant que nous faisions la queue, je suis sortie de la voiture pour voir combien il y avait de véhicules avant nous et j’ai eu le nez agressé par une odeur de dépotoir et de toilettes sales. Génia est sortie elle aussi, serrant dans sa main un kleenex usagé et une bouteille vide de yogourt, et elle a demandé au type en tenue de combat qui se tenait devant la barrière où elle pourrait trouver une poubelle. Celui-ci a eu l’air sidéré : « Vous n’avez qu’à jeter ça par terre, n’importe où ! » Génia s’est mordu la langue pour ne pas lui répondre que chez nous, ça ne se faisait pas, elle lui a juste dit « Merci, je finirai bien par trouver une poubelle ! »
Je ne vais pas décrire en détails nos émotions, je dirai seulement que ça a été extrêmement pénible. Je ne comprends pas ce qui peut obliger des gens à suivre toute cette procédure à l’entrée de la Crimée s’ils n’y sont pas contraints par la nécessité. Vous n‘imaginez pas ce qu’on peut éprouver quand on se tient devant cette barrière, c’est un endroit qu’on traversait autrefois en riant, c’est à ce moment-là qu’on téléphonait à tout le monde ; « Ça y est, on est à la maison, on est en Crimée ! »
De fait, il serait impossible à présent de téléphoner : passé le contrôle ukrainien, il n’y a plus aucun réseau. Un paradis touristique qui oblige ses visiteurs à se souvenir du temps où les portables n’existaient pas encore.
Il n’y avait pas plus d’une quinzaine de voitures, mais les formalités ont duré trois heures, car les occupants contraignent les automobilistes à remplir des formulaires « d’importation » de leur voiture, une idiotie spécifiquement russe. Résultat, il faut faire la queue trois fois, puis vient la fouille du véhicule, et c’est déjà l’aube qui se lève.
Ironie du destin : Le contrôle des passeports et les fouilles douanières sont assurés par des Bouriates. Le Bouriate qui a contrôlé mon passeport m’a demandé pourquoi j’avais l’air si triste. Je l’ai regardé sans répondre. « Vous êtes fatiguée, sans doute ? » J’ai continué à me taire. Il m’a rendu mon passeport et m’a souhaité bonne route. Moi, j’avais eu l’impression que mon visage était seulement tranquille et je n’ai pas compris pourquoi à plusieurs reprises Génia m’avait touché le bras en murmurant « Reste calme ! » Quand nous nous sommes arrêtés un peu plus loin à une station d’essence, j’ai découvert mon visage dans la glace des toilettes. « Génia, c’est donc cette expression-là que j’avais ? »
Un de mes plus grands étonnements pendant ce voyage, ce fut l’état des routes. Sans exagération, c’est absolument monstrueux. La bretelle de contournement de Simféropol que nous empruntions autrefois est fermée, elle s’est effondrée l’année dernière. Nous avons suivi la pancarte indiquant la déviation vers Sévastopol et nous nous sommes retrouvées sur une route où la vitesse était limitée à 40 km/heure, mais où dépasser 10 km/heure aurait été de la folie : partout des trous béants et un revêtement complètement gondolé. Quand on a rejoint la grand route de Sévastopol, je n’en ai pas cru mes yeux : c’était une route correcte à l’époque de Iouchenko, pleine de tournants, bien sûr, et plutôt étroite, mais conçue de telle sorte qu’elle offrait deux voies dans la montée et une dans la descente, ce qui permettait de doubler les camions sans risquer d’accidents. Cette 2ème voie n’existe plus aujourd’hui, elle est réservée aux voitures de « l’élite ». Mais l’état de cette route ! Comme si quelqu’un avait fait exprès de la rendre impraticable ! J’ai compris peu après : c’est le résultat des passages innombrables des blindés russes et de leur matériel de guerre.
Le long de la route, il n’y a plus ces petits marchés où l’on achetait des fruits, des noix, du miel et des herbes aromatiques : à leur place des étalages cassés et des entassements d’ordures. Il n’y a plus de vie.
Quant aux panneaux autrefois publicitaires, ils vantent, dans leur écrasante majorité, les victoires du « printemps russe » et répètent à l’envi « Nous sommes russes, Dieu est avec nous ». Il y a des localités où les arrêts de bus ont été repeints aux couleurs du drapeau russe, d’autres ont conservé leur peinture bleue et jaune. J’ai vu pas mal de drapeaux ukrainiens à Bakhtchisaraï et découvert, écrit sur un arrêt de bus aux couleurs de la Russie, un vigoureux « ПТН ПНХ » (Poutine, va te faire foutre !).
J’ai l’impression que l’Ukraine n’arrête pas de faire des clins d’œil entre deux slogans sur le « peuple des vainqueurs », avec ces poteaux aux couleurs de notre drapeau, que l’occupant repeint ensuite pour faire croire que l’Ukraine n’a jamais existé. Mais elle a existé. Et elle existe.
Sévastopol est devenue une ville extrêmement sale. Les mauvaises herbes poussent dans les cours d’immeubles, les bordures de trottoirs sont cassées. Le vent fait valser dans les rues des sacs en plastique, des bouteilles vides roulent sur les trottoirs. « C’est le pouvoir local, le responsable de tout cela ! », commencent à dire certains, et ils se plaignent de l’augmentation des impôts municipaux. A la fin de l’hiver, quand le chauffage a été coupé, chaque locataire a reçu un avis comme quoi, à cause des dettes « mythiques » de l’arrondissement, la facture avait été revue à la hausse. Ma mère, par exemple, a dû payer 5.200 roubles en plus, elle qui a une retraite de 10.000 roubles. Après après avoir travaillé pendant 47 ans.
Les habitants de Sévastopol n’ont pas eu le droit d’élire leur maire. Ceux d’en haut ont choisi pour eux un certain Menyaïlo, un monsieur venu de Sibérie. (On dirait que les Sibériens et les Bouriates sont très à la mode de nos jours !) Et il a fait du très bon travail, le Sibérien : les services communaux sont paralysés et tout va à vau-l’eau. « Les gens vont bientôt se révolter », m’a sorti une petite dame qui, à l’époque, avait réclamé à cor et à cri « son référendum ». Quand je lui ai demandé : « Mais il me semble que vous vous êtes déjà révoltés pour avoir le droit de choisir votre destin, ou bien je me trompe ? » ma question est restée sans réponse.
Mon impression générale, après avoir parlé avec des gens qui sont allés à ce référendum comme à une fête, c’est que la fête les a déçus. Ils ont l’air perdu, mais sont encore incapables de se rendre compte qu’ils ont été trompés. Les prix ont augmenté vertigineusement, les infrastructures sont à l’abandon. Ceux qui ont encore du bon sens hésitent maintenant à relayer la propagande du pouvoir qui parlait d’une simple « période de transition », on ne les entend plus s’exclamer : « C’est rien, on s’en sortira … ». En revanche, ils se plaignent des sanctions qui ont fait mourir le port, des problèmes d’accès à la presqu’île qui ont tué le tourisme et des vols à grande échelle, ajoutant : « Des vols, il y en a toujours eu, mais au moins tout marchait bien avant ! »
Nous sommes allées jusqu’à la plage, il n’y avait personne. Un dimanche après-midi. Dans un café, deux tables sur la vingtaine étaient occupées. Les touristes, s’il en vient cette année, n’auront pas à craindre la foule ni les lenteurs du service. Le petit marché ne fonctionne pas. Seul est ouvert un magasin de fruits et légumes, les prix sont deux fois plus élevés qu’à Kiev. Un coup d’œil dans le magasin « Vins de Crimée » : il sent la vinasse et sert de point de rendez-vous à une bande de poivrots. Dans la vitrine trône une bouteille de vodka entourée d’un ruban de Saint Georges.
Le soir, je suis allée voir un ami dans la région de Bakhtchisaraï et me suis arrêtée près de la source tatare de Katcha : c’est maintenant un dépotoir. Bouteilles et détritus.
Dans ces magnifiques montagnes, on sent l’odeur du pays bien-aimé, on est submergé par sa beauté, mais sur cette terre prête à offrir le paradis à ceux qui l’aiment, la peste s’est jetée. La Crimée survivra pourtant et retrouvera sa pureté. Un jour. Si Dieu le permet.
Sur le chemin de notre retour à Kiev, nous avons traversé les mêmes postes de contrôle, celui de l’occupant, puis le nôtre, l’ukrainien. Etonnée de voir beaucoup de voitures avec des plaques russes sur le point de passer en Ukraine, j’ai demandé à un de nos garde-frontière, quand je suis arrivée à sa hauteur : « Vous allez les laisser passer ? » et il m’a répondu : « Non, on les renvoie de l’autre côté, en zone occupée. »
Nous nous sommes arrêtées juste après la zone de contrôle. Pour téléphoner aux amis, les rassurer. Du coin de l’œil, j’ai soudain aperçu un jeune homme sortant d’une guérite avec une pelle et un sac à ordure. Quand il a commencé à balayer, je me suis souvenue de la phrase de l’occupant : « Vous n’avez qu‘à jeter ça par terre, n’importe où … »
Publication-source sur le profil FB d’Irina Korotych :
https://www.facebook.com/irina.korotych/posts/948765341841931?fref=nf
Traduction et publication initiale sur le blog Ukraine2014