Interview par Alla Lazareva parue dans Tyzhden le 4 Novembre (avant les élections présidentielles aux États-Unis).
Note : Né en 1964, Laurent Chamontin est diplômé de l’École Polytechnique (France). Il a vécu et voyagé dans l’ex-URSS. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’Isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014) et de « Ukraine et Russie : pour comprendre – retour de Marioupol » (en cours de publication par chapitre sur www.diploweb.com – 2016).
« Ukraine et Russie : pour comprendre »
Alla Lazareva : Les accords de Minsk: est-ce qu’ils sont, à votre avis, réalisables?
Laurent Chamontin : La réponse est clairement non. La réalité est que les « républiques » de Donetsk et Louhansk sont des créations des structures de force russes.
La logique sous-jacente à tout ceci est que Moscou cherche à déstabiliser l’Ukraine pour l’empêcher de se moderniser. Plus l’Ukraine s’éloigne du modèle d’État irresponsable, corrompu et oligarchique, plus cela fait apparaître par contraste sa persistance en Russie. C’est pour cela que le Kremlin est agressif !
Dans un tel contexte, on ne peut pas attendre des accords de Minsk qu’ils permettent de progresser significativement vers un règlement global. Ils contribuent à définir le cadre des sanctions et à réduire, insuffisamment, l’intensité des affrontements. Rien de plus.
A.L. : Pour l’instant, l’Occident ne décide pas des nouvelles sanctions contre la Russie, suite à la guerre en Syrie et les bombardements d’Alep. Pensez-vous que c’est une bonne stratégie?
L.C. : La situation est peut-être en train de changer.
Il faut avoir plusieurs choses à l’esprit. En premier lieu, les lobbys russes sont très puissants, en particulier en France et en Allemagne, et on a bien vu qu’ils cherchaient aussi à intervenir dans la présidentielle américaine.
En second lieu, il y a bien sûr la question des intérêts économiques, plus particulièrement pour les européens. La Russie est pour eux un fournisseur d’hydrocarbures de premier plan, et un débouché naturel pour leurs exportations de produits manufacturés.
Ce contexte complique inévitablement la prise de décision, de même que la multiplicité des acteurs. L’Occident, c’est une trentaine de pays des deux côtés de l’Atlantique, et deux organisations distinctes, l’OTAN et l’Union Européenne. Cela crée des difficultés de coordination. Vladimir Poutine n’a pas ces problèmes.
Malgré cette lourdeur, les sanctions reviennent à l’ordre du jour. En effet, la manière dont la Russie est perçue a changé ces derniers temps, pour plusieurs raisons.
D’abord, il y a l’évidence de l’implication de Moscou dans le bain de sang en cours à Alep. Cela rappelle qu’en Russie, l’absence de contrôles institutionnels permet des opérations spéciales d’une violence sans retenue, de la Tchétchénie à la Syrie.
Ensuite, le jeu des lobbys est de plus en plus visible, grâce à des enquêtes qui ont mis en évidence l’étendue de leurs ramifications.
Enfin, il y a l’accumulation des preuves d’implication directe de Moscou dans le Donbass, et la prise de position de la justice néerlandaise sur la destruction du vol MH17.
Tout ceci complique sérieusement le travail de ceux qui militent pour un assouplissement des sanctions liées à l’Ukraine, et de nouvelles sanctions liées à la Syrie sont ouvertement envisagées, par exemple par Angela Merkel.
A.L. : Les relations entre la Russie et la Chine: quelle tendance se forme, en moyen et en long terme?
L.C. : La Russie et la Chine ont actuellement une relation de bon voisinage, avec en particulier une connivence en Asie Centrale qui a pour but d’évincer les autres puissances. Cela ne doit pas masquer l’ampleur des déséquilibres. Sur les plans économique et démographique, la Chine mène la course et cela ne changera pas, c’est une question de taille. Cela signifie en particulier qu’une relation trop exclusive avec Pékin ferait de Moscou un satellite de celle-ci.
Ce déséquilibre se manifeste d’ores et déjà par la pression des migrants chinois dans l’Extrême-Orient russe. Les politiques soviétiques de mise en valeur de la Sibérie et de l’Extrême-Orient ont échoué ; aujourd’hui, il serait nécessaire de trouver des partenaires pour redynamiser cette immensité – c’est la meilleure manière de répondre au défi chinois.
Le Japon pourrait être un tel partenaire ; en effet Tokyo cherche aussi à contrebalancer la montée en puissance de la Chine. Il y a des obstacles importants : l’éternelle question des îles Kouriles, et, depuis l’annexion de la Crimée, la participation du Japon aux sanctions contre Moscou. Mais il y a aussi la volonté de les surmonter. Le premier ministre Shinzo Abe a récemment appelé à mettre fin aux tensions avec la Russie. C’est une affaire à suivre de près…
A.L. : La géopolitique de l’Europe de l’Est, vue de France: quels sont les changements majeurs durant les dernières années dans les relations entre l’Est et l’Ouest, quelles sont les perspectives?
L.C. : La France a un handicap dans la perception des réalités en Europe de l’Est, il faut le reconnaître. Il y a à cela plusieurs raisons.
D’abord, la révolution de 1917 a mis un terme à la présence d’une importante communauté française en Russie. Cela pèse beaucoup, dans la mesure où la Russie est un pays assez éloigné de la France, avec lequel nous sommes donc devenus moins familiers. Cet héritage favorise une certaine naïveté vis-à-vis du Kremlin, de même que les décennies de domination idéologique du Parti Communiste ; aujourd’hui encore, quand on dit que l’URSS a asservi l’Europe de l’Est, on se heurte au discours qui la présente comme notre partenaire dans la libération du continent…
Il faut ajouter à cela que la Russie et l’URSS ont effectivement été pour la France des puissances de contrepoids vis-à-vis de l’Allemagne, depuis l’alliance de 1894 jusqu’à 1945.
En bref, l’opinion française a du mal à se représenter la Russie comme un pays potentiellement hostile et à comprendre les processus de décomposition de l’URSS qu’on observe depuis 1991, car elle n’y a pas été préparée.
Dans la situation actuelle, caractérisée par la multiplication des conflits aux portes de l’Europe, le public a l’impression de mieux comprendre ce qui se passe sur le théâtre méditerranéen, qui lui est plus familier en raison du passé colonial et de l’immigration de masse depuis les années 1960.
La tentation pour ce qui concerne les relations avec la Russie, pays mal connu, est de mettre la responsabilité de la crise sur le dos des États-Unis. C’est un travers bien français qui en l’occurrence conduit à négliger le fait que ceux-ci se désintéressent relativement des théâtres européen et moyen-oriental, et à sous-estimer le potentiel de déstabilisation que représente le Kremlin.
Je suis cependant relativement optimiste : les sondages montrent que la majorité des français se méfient de Vladimir Poutine, et comme je l’ai dit plus haut, la perception de la Russie est sans doute en train d’évoluer suite aux conflits en Ukraine et en Syrie.
Il y a encore du travail, et ce travail est très important, car la réalité est que l’Europe est entourée de deux zones instables, une au Sud et une à l’Est. Contribuer à la stabilisation de ces deux zones est un enjeu essentiel en termes de sécurité, et il nous est impossible d’ignorer l’une d’entre elles.
A.L. : La Russie après Poutine: quand et comment ?
L.C. : La Russie s’est mise dans une impasse dont il va être difficile de sortir. La question n’est pas seulement Vladimir Poutine : il n’y a pas de trajectoire de modernisation.
J’ai toujours en tête l’exemple de Deng Xiaoping, qui a ouvert des perspectives à la Chine – non sans victimes et non sans risques, mais enfin il lui a permis de trouver sa place dans le XXIème siècle.
Par contraste, la tentative de modernisation ukrainienne suscite une réaction violente de la Russie, signe clair que cette dernière est engagée dans un conservatisme sans issue, dont on voit bien l’effet déstabilisateur.
Sur un plan pratique, l’instabilité russe est un handicap pour son développement économique, au delà des rentes traditionnelles des matières premières et des armements.
La situation est compliquée par le refus de reconnaître le problème : dans un pays noyé sous la propagande, bercé par les illusions de la « puissance restaurée », de l’Ukraine « fasciste », de l’Europe « efféminée » et des États-Unis « hostiles », il faudra du temps et du courage pour revenir à la réalité.
Il est naturellement important de faire preuve de fermeté pour canaliser cette évolution. Il faut également maintenir les canaux diplomatiques ouverts – une Russie hors du système des relations internationales serait encore plus dangereuse. Il faut enfin travailler à faire évoluer les perceptions du public russe – c’est une tâche énorme mais indispensable. L’Ukraine a un rôle de premier plan à jouer dans cette affaire.
Texte original en ukrainien sur le site de Tyzhden en cliquant sur ce lien : : Лоран Шамонтен: «Нові санкції проти Росії можливі»
Événement : Le conflit russo-ukrainien: crise géopolitique ou crise de modernisation? Rencontre avec Laurent Chamontin, auteur de « Ukraine-Russie: pour comprendre – retour de Marioupol », publié sur diploweb.com aura lieu le 6 décembre 2016 à INALCO à Paris : plus de détails