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La politique mémorielle du Kremlin au service du populisme

Antoine Arjakovsky, Collège des Bernardins

Nous publions aujourd’hui le second volet d’une série de trois articles consacrés au nouvel ordre mondial à l’heure de Donald Trump et Vladimir Poutine. Le premier article :La fuite en avant perpétuelle du populisme russe


En 2017, des intérêts puissants militeront pour que la Russie ne soit plus considérée comme un État voyou remettant en cause les règles du droit international. Donald Trump a annoncé à plusieurs reprises qu’il souhaitait lever les sanctions touchant la Russie. L’Union européenne vient de prolonger les sanctions à l’encontre du Kremlin jusqu’en juillet 2017, mais il n’est pas sûr qu’elle soit en mesure de maintenir sa cohésion après l’élection présidentielle en France.

Il est utile, cependant, de rappeler un certain nombre de faits au sujet de la nature intrinsèquement populiste du régime en place au Kremlin. Et plus encore, il est nécessaire de réfléchir, dès à présent, aux pistes possibles d’inversement de tendance en matière de compréhension du populisme et aux évolutions possibles de l’ordre juridique international.

Négationnisme et impotence

Le fait marquant de la politique mémorielle du Kremlin depuis 2012 est l’avènement en Russie d’une mémoire post-moderne capable de considérer le tsar Nicolas II comme un saint et garder simultanément le mausolée de Lénine sur la place rouge. L’histoire de la Russie au XXe siècle (en trois volumes), rédigée dans les années 2000 par un collectif d’auteurs sous la direction d’Andreï Zoubov, a été pilonné. Cet ouvrage est aujourd’hui remplacé par un nouveau manuel officiel publié en 2015 à la gloire de l’Union soviétique.

L’historien russe Alexandre Etkind a montré que le silence autour des crimes staliniens en Russie et la persécution dont fait l’objet l’association Mémorial, obligée de se présenter comme « agent de l’étranger », a des conséquences dramatiques aujourd’hui sur la psyché de dizaines de millions de Russes. Dans Wraped Mourning : Stories of the Undead in the Land of the Unburied, l’historien russe, ancien professeur de littérature russe à l’université de Cambridge, explique que, dans son œuvre Le Premier Cercle, Alexandre Soljénitsyne a parfaitement montré que la violence pure était le résultat d’un pouvoir impotent. Autrement dit, la négation des crimes du stalinisme et plus largement du régime soviétique témoignent non pas de la puissance russe mais au contraire de son effondrement, de son incapacité à gérer les stress post-traumatiques liés à la prise de conscience, opérée dans les années 1990, de l’immense responsabilité du peuple russe dans l’élimination de dizaines de millions de personnes au XXe siècle.

Comme l’a montré Henry Rousso dans Le syndrome de Vichy ce type de prise de conscience, même enfoui au plus profond de la psyché collective et individuelle, est irrépressible. S’il n’a pas de moyen de s’exprimer, il risque, dans la logique de la mémoire traumatique et répétitive décrite par Paul Ricœur, de vouloir reproduire les mêmes mécanismes qui ont conduit à la catastrophe.

« Rien n’est vrai, tout est possible »

De son côté, Peter Pomerantsev a montré dans son livre Rien n’est vrai tout est possible quels étaient les ressorts du nouveau nihilisme actuellement au pouvoir en Russie. Pour lui, la Russie n’est pas du tout un pays en transition mais une sorte de « dictature post-moderne qui utilise le langage et les institutions du capitalisme démocratique pour servir son programme autoritaire ». Il a pris conscience de cet état de fait à la suite de son expérience professionnelle à Moscou dans le domaine des médias russes entre 2006 et 2010 :

« Lors de mon premier séjour à Moscou, j’ai d’abord cru voir dans ce tourbillon identitaire l’expression d’un pays enfin émancipé qui se travestissait avec bonheur dans une fringale de liberté, poussant jusqu’au bout les limites de ce que le grand Vizir du Président aurait qualifié de ‘sommet de la création’. Il m’a fallu quelques années pour comprendre que ces transformations n’avaient rien de libératoire mais tenaient davantage d’un vaste délire où pantins ricanants et prophètes de malheur marchent tout droit vers ce que le Conseiller convoque inlassablement : ‘la Cinquième Guerre mondiale, la première guerre asymétrique de l’un contre tous’ ».

Ainsi, donc, lorsque rien n’est vrai tout devient possible. C’est la raison pour laquelle le 4 décembre 2016, à l’occasion de sa fête nationale, le gouvernement russe a organisé, à deux pas du Kremlin, l’inauguration de la première statue du prince Vladimir de Kiev en Russie. Chacun sait que le prince Vladimir n’a jamais mis les pieds à Moscou. Et pourtant le président Poutine était là en personne, entouré du patriarche Kirill Gundyaev et de la veuve d’Alexandre Soljénitsyne, Natalia Dimitrievna, pour souligner le lien de continuité directe entre le prince de Kiev et le pouvoir en place actuellement au Kremlin. De la sorte, rien ne peut empêcher la propagande russe d’affirmer que la Crimée et même une très large partie de l’Ukraine ont vocation à réintégrer la Russie.

« La mère des villes russes »

Rappelons que l’État russe n’a été créé qu’au XVIIe siècle par Pierre le Grand. Moscou, fondée en 1156, n’existait pas encore lorsque Vladimir, qui régna de 980 à 1015, fut baptisé avec son peuple de la Rus’ de Kiev dans le Dniepr en 988. Depuis lors, Kiev est considérée comme « la mère des villes russes », ce qui est bien entendu intolérable pour Moscou qui compte bien affirmer son leadership sur l’ensemble du monde russe.

Kiev, capitale de l’Ukraine et « mère des villes russes ».
Vladimir Kud/Flickr, CC BY

 

Aussi pour faire passer auprès de la population russe le mythe de la continuité historique entre Vladimir (de Kiev) et Vladimir (Poutine), les organisateurs de l’inauguration ont utilisé plusieurs outils classiques de la rhétorique de propagande. Le patriarche Kirill a cherché à montrer ce lien de continuité mémorielle entre l’actuelle Russie et la Rus’ de Kiev en rappelant que le prince Vladimir était un saint vénéré par le patriarcat de Moscou.

Il a aussi rappelé que « les peuples de la Rus’ historique » – la Russie, l’Ukraine et le Bélarus – étaient héritiers de la Rus’ de Kiev. Dès lors, le patriarche a cherché à culpabiliser ceux qui ne reconnaissaient pas Vladimir comme leur « père ». Avec une conséquence pratique, à ses yeux, résultant de cette piété filiale : « Jamais nous n’abandonnerons nos frères en Ukraine. » Ce qui signifie, en premier lieu, que le patriarche Kirill refuse de donner toute autocéphalie, c’est-à-dire toute indépendance, à l’Église orthodoxe ukrainienne se rattachant au patriarcat de Moscou.

Vladimir, un dirigeant écrasant

Vladimir Poutine, quant à lui, a insisté dans son discours sur le fait que Vladimir n’était pas seulement « l’origine commune » des peuples russe, ukrainien et biélorusse – et donc le fondement à une structure étatique commune, puisqu’il n’y a pas chez lui de différence entre mémoires et histoire –, mais qu’il était aussi le « rassembleur des terres russes et le promoteur d’un fort État centralisé ».

Natalia Soljénitsyne n’avait plus qu’à affirmer, de son côté, la force du symbole chrétien que représentait l’érection d’une statue dédiée au prince Vladimir à Moscou. Même si elle souhaitait peut-être, en son for intérieur, susciter un élan de repentir au sein de l’État et de la population russe, le grand public ne pouvait retenir de son intervention que le fait que l’épouse d’un des plus forts symboles de l’intelligentsia russe se tenait aux côtés du président Poutine.

Un symbole si écrasant pour les représentants de l’intelligentsia authentique contemporaine que le seul quotidien indépendant en Russie, Novaya Gazeta a même omis de mentionner la présence de la veuve de l’écrivain à la cérémonie.

Antoine Arjakovsky, historien, directeur de recherche, Collège des Bernardins

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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