Olivier Schmitt, University of Southern Denmark
S’il y a bien une chose sur laquelle la plupart des candidats à la prochaine élection présidentielle en France se sont mis d’accord, c’est la nécessité de lever les sanctions imposées à la Russie suite à son invasion de la Crimée et son soutien aux insurgés de l’Ukraine orientale. Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron, François Fillon et Marine Le Pen ont tous appelé à la levée des sanctions au nom du « dialogue » avec la Russie, en avançant qu’elles seraient « inefficaces » et « coûteuses » pour les entreprises européennes. Ce qui revient à énoncer trois affirmations :
- Les sanctions empêchent un dialogue politique ;
- les sanctions n’ont pas l’effet escompté ;
- les sanctions ont un coût pour ceux qui décident de les appliquer.
Avant d’examiner la valeur de ces trois affirmations, il s’agit de présenter ce que sont les sanctions internationales.
Une gamme de sanctions très variée
Tout d’abord, les sanctions sont de plusieurs types. Elles peuvent être culturelles ou sportives : durant l’apartheid, les équipes sud-africaines ont ainsi été bannies de plusieurs compétitions internationales.
Elles peuvent être diplomatiques (interdire des visas de voyage à des individus, exclure un État d’une organisation internationale) ou militaires (annuler des exercices communs ou des ventes de matériel par exemple).
Enfin, elles peuvent être économiques, ce qui recouvre en fait deux domaines d’actions : les sanctions commerciales ou les sanctions financières. Les sanctions commerciales sont généralement étendues, comme les embargos sur certains produits, tandis que les sanctions financières sont plus ciblées et visent en général les avoirs d’un ou plusieurs individus.
Il convient d’ailleurs de préciser qu’à la suite du terrible bilan humain des sanctions imposées contre l’Irak à la suite de la guerre du Golfe, un effort tout particulier est accompli afin d’éviter d’autres désastres humanitaires, notamment à travers l’imposition de sanctions dites « intelligentes », c’est-à-dire des sanctions ciblées sur des individus ou certaines catégories de produits qui ne relèvent pas des biens de première nécessité.
Des fonctions de signal et de coercition
Surtout, les sanctions peuvent remplir deux fonctions différentes. La première fonction est de signaler à la cible un désaccord avec certaines de ses politiques, tout en laissant ouverte la possibilité d’autres mesures. La fonction de « signal » sert aussi à renforcer les normes communément acceptées du système international : en signalant par des sanctions qu’une norme a été violée, cette norme se retrouve paradoxalement consolidée puisque des acteurs se mobilisent pour la défendre. Au contraire, l’absence de réaction indique que la norme est affaiblie, et peut donc être violée sans conséquence.
Certes, des sanctions servant à signaler la violation d’une norme vont rarement changer le comportement de la cible. Mais cette fonction de signal ne s’adresse pas à la cible en priorité, mais surtout aux autres acteurs du système, qui sont prévenus que les lignes rouges sont toujours en place. Un système international est stable (et minimise les risques de guerre et la violence de celles-ci) lorsque les rapports de puissance brute sont régulés par des normes communément acceptées, et dont la violation est sanctionnée matériellement et/ou symboliquement.
La deuxième fonction est la coercition, c’est-à-dire faire changer le comportement de la cible en lui imposant un coût tel qu’elle soit forcée de renoncer à ses actions. Une étude classique sur l’efficacité des sanctions montre qu’elles « marchent », c’est-à-dire qu’elles font changer le comportement de la cible, entre 5 et 30 % des cas. Le chiffre est faible, mais cette définition de l’efficacité est en fait trop restrictive. Car dans bien des cas, il ne s’agit pas nécessairement de revenir au statu quo ante – ce qui peut souvent avoir un « coût d’audience » pour les dirigeants de l’État-cible qui ne veulent pas apparaître comme faibles auprès de leurs populations – mais de trouver un nouveau modus vivendi acceptable par tout le monde.
Les sanctions font donc partie d’un éventail d’outils que les États peuvent utiliser sur la scène internationale, allant des mesures diplomatiques traditionnelles (initiatives au sein d’organisations internationales par exemple) à l’usage de la force militaire. Suivant la situation, l’usage de la force militaire est impensable (le coût serait trop grand), mais les mesures diplomatiques insuffisantes. Les sanctions sont donc l’outil le plus utile dans la situation, car elles permettent une gradation de la réponse.
Ainsi, il ne s’agit pas de se demander si les sanctions marchent ou pas, mais si elles sont l’outil diplomatique le plus approprié étant donné le contexte politique et les objectifs des dirigeants.
Interaction stratégique
Revenons donc aux trois affirmations initiales, à partir de l’exemple des sanctions contre la Russie.
Premièrement, loin d’empêcher le dialogue politique, les sanctions font partie de l’interaction stratégique. Les États occidentaux et la Russie sont engagés dans une négociation de longue haleine sur la redéfinition des équilibres stratégiques en Europe, que la Russie souhaite altérer en cherchant ouvertement à affaiblir les institutions de sécurité européennes et transatlantiques (notamment l’UE et l’OTAN). Pour ce faire, la Russie conduit des actions de nature diverse dans les États occidentaux :
- Désinformation et propagande ;
- Subversion et soutien à des groupes politiques sympathiques au régime russe ;
- Provocations militaires diverses (notamment intrusions dans les espaces aériens et maritimes) ;
- Abandon des mécanismes de gestion des tensions : la Russie a, par exemple, refusé l’actualisation du Document de Vienne de l’OSCE, qui prévoit des mesures de confiance, notamment sur la tenue d’exercices militaires.
Le régime russe croit, ou feint de croire, que ces mesures ne sont qu’une réponse à un plan concerté de l’Occident pour le détruire, et légitime ses actions en se présentant comme la victime d’une agression systématique (discours qui peut parfois rencontrer un écho dans nos contrées).
De nombreux spécialistes considèrent, au contraire, que les comportements agressifs du régime sont la combinaison de plusieurs facteurs :
- frustration face à l’écart entre la réalité de la puissance russe et le mythe que ses dirigeants aimeraient entretenir ;
- peur de l’exemple d’une révolution populaire renversant un régime autoritaire à ses portes ;
- volonté de transformer le système international et d’être considéré l’égal des États-Unis ;
- tentative de détourner la population des difficultés économiques du régime avec des « guerres de diversion » ;
- volonté néo-impérialiste d’un régime corrompu dirigé par des individus paranoïaques ;
- tentative de maintenir une sphère d’influence dans un pays identifié comme central pour les intérêts russes, etc.
Loup, mouton et chien de berger
Ces différentes explications ne sont pas incompatibles, et Russes comme Occidentaux peuvent interpréter leurs actions mutuelles de manière très différentes : les erreurs de perception sont courantes en relations internationales, même si elles n’empêchent pas nécessairement la coopération, voire la rendent parfois possible.
Que nous le voulions ou non et quelles qu’en soient les causes, la situation actuelle est bien celle d’une opposition nette, qui nécessite une redéfinition des rapports stratégiques. Les sanctions sont l’un des outils disponibles dans l’épreuve de force en cours sur la redéfinition des rapports entre Russes et Occidentaux et le futur de la sécurité européenne. Loin d’empêcher le dialogue, elles en sont au contraire la condition de possibilité. Une négociation n’est possible que lorsque les acteurs sont convaincus que l’équilibre des forces est tel qu’une confrontation est contre-productive.
Face à une Russie qui revendique d’avoir engagé l’épreuve de force et dès lors que l’escalade militaire est (à raison) exclue, se priver d’un outil de négociation revient en fait à arrêter le dialogue en concédant la défaite. Le loup n’est pas intéressé par une solution négociée avec le mouton. En revanche, il réfléchit à deux fois face au chien de berger.
Conjurer un effet domino
Deuxièmement, de ce fait, les sanctions ont bien l’effet escompté puisqu’elles sont un outil diplomatique dans l’interaction avec la Russie et que personne n’attend d’elles des miracles comme la restitution de la Crimée. De plus, elles ont une fonction de signalement face à la violation flagrante du droit international que fut l’annexion de la Crimée et le soutien russe aux insurgés à l’est de l’Ukraine.
Ainsi, il est apparu dangereux de laisser passer sans réagir le faux argument du « soutien aux minorités en danger », qui aurait pu fournir une légitimation à de potentielles actions de la part de la Russie contre l’Estonie, ou de la part de la Chine en Asie centrale ou en mer de Chine méridionale. Il aurait ainsi été très facile de déployer des agitateurs politiques dans un pays riverain, de prétendre que la minorité (chinoise, russe, etc.) était en danger, et ensuite annexer une région au nom de la protection de cette minorité.
Ce phénomène étant potentiellement très déstabilisateur pour le système international, les Occidentaux ont décidé de signaler leur désapprobation en établissant des sanctions et en refusant la politique du fait accompli.
Les sanctions actuelles ont été imposées à Moscou dans le cadre de la crise ukrainienne, mais il semblerait logique que les Européens décident d’étendre le régime des sanctions suite aux crimes de guerre commis par la Russie à Alep. Néanmoins, aucun consensus ne se dégage sur le sujet, ce qui risque d’affaiblir la norme de respect du Droit International Humanitaire (qui définit la légalité des moyens employés en cas de conflit armé et les protections dont bénéficient civils et combattants). Cet affaiblissement de la norme, s’il devait se confirmer, conduira à une brutalisation des conflits armés, qui risque au final de se retourner contre nos propres forces dans une future opération.
Toujours en Syrie, l’absence de réaction suite à l’utilisation d’armes chimiques par le régime en 2013 a affaibli la norme de non-violation de la convention sur l’interdiction des armes chimiques, ce qui conduit à leur utilisation désormais régulière non seulement par le régime, mais aussi par l’État islamique, dans une logique classique de brutalisation mimétique (outre les conséquences politiques de renforcer le discours djihadiste consistant à se présenter comme le seul rempart des rebelles face au régime et ses alliés, les Occidentaux ne pouvant être considérés comme fiables en dépit de leur rhétorique humaniste). Il est à craindre que, dans le futur, d’autres acteurs décident également de recourir aux armes chimiques du fait de l’affaiblissement de la norme prohibant leur utilisation.
Hiérarchie des priorités
Troisièmement, évidemment, ces sanctions ont un coût financier éventuel pour l’émetteur : il s’agit simplement d’un cas classique d’enjeu de sécurité primant sur la politique commerciale, ce qui est un classique dans le système international. Il s’agit d’un choix politique de faire primer la sécurité de l’État sur le commerce international, et donc de hiérarchiser les priorités. D’autres dirigeants peuvent établir une hiérarchie différente, mais doivent donc être explicites sur le projet politique qui les fait établir cette hiérarchie (par exemple, une adhésion aux valeurs promues par Moscou).
Ainsi, plutôt que de se demander si les sanctions sont efficaces ou non dans l’absolu, il convient au contraire de s’interroger sur l’objectif (coercition et/ou signalement) et le rapport coût/bénéfice des alternatives disponibles pour remplir cet objectif (manœuvre diplomatique, emploi de la force militaire, etc.). Les sanctions ne sont pas éternelles, et doivent remplir un objectif politique et stratégique précis : leur vocation est d’être au final levées. Mais dans le contexte actuel d’une difficile redéfinition des paramètres de la sécurité européenne, il faut se demander s’il est bien prudent de se priver d’un important levier de négociation avant que celle-ci ne soit terminée.
Olivier Schmitt, Associate professor of political science, Center for War Studies, University of Southern Denmark
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.