Par Hayla Coynash
Si vous doutiez encore à quel point il est facile de tromper les téléspectateurs, le film « Les masques de la Révolution » de Paul M. Moreira en est une illustration bienvenue. Après cela, vous aurez peut-être envie de demander à la chaîne de télévision Canal+ pourquoi elle a collaboré à la réalisation d’un tel film et pourquoi elle a programmé sa diffusion pour le 1 février.
Seule une partie du film est disponible en suivant ce lien, mais l’extrait a été déjà largement distribué avec un texte d’accompagnement. Les deux sont un tissu d’informations manipulatrices et de mensonges éhontés. À en juger par le texte de la bande-annonce, M. Moreira croit que les médias occidentaux ont étouffé les crimes commis en Ukraine, car « dans la nouvelle guerre froide entre la Russie et les États-Unis, l’Ukraine est un pion décisif dans une stratégie de contention de Poutine ».
Le titre de M. Moreira « Les masques de la Révolution » a été utilisé au départ par Russia Today, un média financé par le Kremlin. Il affirme révéler aujourd’hui les détails de ce qu’il considère comme « l’angle mort » dont les autres médias n’auraient pas parlé.
L’affirmation selon laquelle le rôle de l’aile droite, et même des groupes d’extrême-droite, dans les événements des deux dernières années a été sous-estimé, est déjà en soi une thèse controversée. Il y a eu de nombreux reportages, à la fois en Ukraine et à l’étranger, sur le rôle des ultra-nationalistes du « Secteur Droit » et du parti d’extrême-droite Svoboda pendant l’euromaïdan. Il a également eu une couverture considérable de la participation du bataillon Azov et d’autres bataillons de volontaires contre les militants soutenus par le Kremlin et la Russie dans le Donbass, avec de nombreux reportages soulignant l’idéologie portée par, au moins, les commandants de ces bataillons.
Les tentatives d’expliquer l’euromaïdan comme une opération de « milices paramilitaires » ou « combattants de rue » financés par les Etats-Unis ne sont pas seulement malhonnêtes, mais totalement idiotes. M. Moreira poursuit dans la tradition initiée par Viktor Ianoukovitch et encouragée par le président russe Vladimir Poutine cherchant à justifier l’ingérence russe dans les affaires ukrainiennes par « l’orgie des nationalistes, extrémistes et antisémites dans les rues de Kiev ». Ces mensonges ont été réfutés, entre autres, par des représentants éminents des communautés juives et tarares ainsi que par le Groupe de monitoring des droits des minorités nationales.
Les premières images et le script qui les accompagnent dans la version de M. Moreira montrent des scènes violentes avec des « combattants de rue » pendant l’euromaïdan, dont le seul résultat aura été de faire fuir le président Viktor Ianoukovitch et d’installer un nouveau gouvernement. On n’apprend que beaucoup plus tard que 100 personnes sont été tuées, des personnes d’ailleurs faussement qualifiées de « souvent membres des milices paramilitaires ».
Aucune mention n’est faite des raisons qui ont provoqué l’euromaïdan, ni des mesures de répression contre des manifestants pacifiques. Il n’est pas dit non plus que les activistes tués ont été abattus par le régime de Ianoukovitch.
Et à partir de la fin de l’euromaïdan, dans le film, la distorsion et les omissions se transforment en véritables mensonges.
Le spectateur voit l’image de jeunes hommes qui courent, visiblement prêts pour la bataille et le commentaire dit que « après leur victoire, ils ne sont jamais rentrés chez eux. Lourdement armés et puissants, ils sont devenus une menace pour le gouvernement… Leurs armées parallèles font la police à la place de la police et ont imposé leur ordre nouveau. »
À ce moment-là, le spectateur voit des hommes en tenue de camouflage avec l’emblème d’Azov.
Le spectateur n’entend par contre pas un seul mot sur l’invasion de la Crimée et l’agression militaire dans le Donbass par la Russie, alors que c’est précisément la vraie raison pour laquelle la plupart des militants de l’euromaïdan ne sont effectivement « jamais rentrés à la maison ». Ils se sont portés volontaires pour se battre pour leur pays dans le Donbass. Beaucoup n’en sont pas revenus.
C’est leur sacrifice face à un immense danger pour l’existence même de l’Ukraine qui fait que de nombreux observateurs, y compris l’auteur, se méfie de porter des jugements simplistes. Des inquiétudes ont été exprimées lorsque des partisans du Secteur droit ont été impliqués dans des activités criminelles, ou lorsque des néo-nazis comme Andriy Biletsky et Ihor Mosiychuk ont été élus au parlement en raison de leur participation à l’effort de guerre, pas en raison de leurs opinions politiques. Biletsky est toujours député, mais il est intéressant de noter qu’il a complètement changé de langage. Cela ne signifie probablement pas qu’il a changé son idéologie, mais c’est un signe encourageant qu’il doit cacher ses positions en public.
M. Moreira a malheureusement choisi de présenter une version totalement fausse des événements qui se sont déroulés à Odessa le 2 mai 2014. Il possédait pourtant de la documentation sur le sujet puisque M. Moreira a contacté Tatyana Gerasimova du « Groupe du 2 mai », une initiative civique composée de journalistes et autres qui a enquêté sur les événements tragiques et l’incendie à Odessa le 2 mai. Mme Gerasimova a été étonnée que M. Moreira ne lui pose des questions que sur les scènes montrant des membres du Secteur droit et de la police ne réagissant pas, ne montrant aucun intérêt pour le fait indiscutable que les troubles ont été provoqués par les militants anti-maïdan. Si l’inaction de la police lui semblait si intéressante, pourquoi n’a-t-il pas alors au moins évoqué les coups de feu tirés au vu de tous par le militant anti-maïdan Vitaly Budko, tirs probablement à l’origine du décès de la première victime de la journée, Ihor Ivanov, un membre du Secteur droit.
Mme Gerasimova pensait que des journalistes réalisant un film pour Canal+ serait intéressés par la vérité et elle est, c’est compréhensible, déçue.
M. Moreira reprend la propagande russe en affirmant que des paramilitaires d’extrême-droite ont « commis un massacre de masse sans être sanctionnés ». Même le nombre de victimes mentionné est faux. 42 personnes ont perdu la vie dans un incendie provoqué par des militants se lançant mutuellement des cocktails Molotov des deux côtés des barricades. Les spécialistes du Groupe bipartite du 2 mai ainsi qu’un panel consultatif international ont visionné des heures et des heures de matériel, consulté des documents médico-légaux et recueilli des témoignages et ils ont conclu qu’il était impossible de dire quel objet incendiaire avait provoqué l’incendie et, en tous cas, que l’intention de tuer n’était pas démontrée. Les décès sont dus au fait que les pompiers ont mis 40 minutes pour arriver sur les lieux.
Ce n’était certainement pas cette information que le réalisateur français recherchait. En décembre 2015, il déclarait lui-même à l’agence russe RIA Novosti : « Je me suis rendu en septembre en Ukraine pour y tourner un film nommé ‘les masques de la révolution’. Je cherchais les origines profondes du massacre d’Odessa qui a été complètement étouffé en Europe et dont personne ne savait rien, moi compris. Quand je suis arrivé, je suis tombé des nues : 45 personnes tuées au cœur de l’Europe et personne n’en sait rien ! »
Si vous souhaitez tourner un film sur un « massacre » qui n’a jamais eu lieu, vous avez deux options. Le Groupe du 2 mai l’aurait volontiers aidé à présenter une explication honnête. Il aurait aussi pu regarder le film que le groupe a réalisé et qui existe en russe, en anglais et en allemand. Il a préféré choisir des images sorties de leur contexte et trompeuses, et donner la parole à des témoins partiaux pour promouvoir une histoire de massacre fabriquée. La bande-annonce présente par exemple un « témoin » pro-russe comparant la situation à celle « d’animaux qui sentent le goût du sang et deviennent fous ».
La version de M. Moreira des événements de Crimée est aussi une douce musique aux oreilles des dirigeants russes. Une image montre la Russie, l’Ukraine et la Crimée dans des couleurs différentes (la couleur de la Crimée proche de la couleur de Russie fusionne avec elle au plan suivant). Le spectateur apprend que la majorité de la population de la Crimée est russe et que, après la révolution ukrainienne, « sa population a massivement voté par référendum son allégeance à la Russie ».
Cette affirmation a en fait été démontée par le Conseil des droits de l’homme de Russie lui-même, et la Russie n’avait invité que des politiciens d’extrême-droite ou néostaliniens en qualité « d’observateurs » du soi-disant référendum dans lequel le maintien du statu quo n’était pas une option.
La même supercherie est employée par rapport au blocus de la Crimée qui a été lancé par les dirigeants tatars de Crimée avec des exigences très spécifiques liées aux Droits de l’Homme, notamment la libération des prisonniers politiques ukrainiens en Russie. Rien de tout cela n’est mentionné, le blocus étant simplement l’illustration que « le Secteur droit s’est arrogé le droit d’affamer la Crimée ».
En ce qui concerne le blocus, il y a des choses négatives impliquant des militants d’extrême-droite qui peuvent et qui ont fait l’objet de reportages. Néanmoins, toute présentation dissimulant les initiateurs et les objectifs du blocus, les graves problèmes de droits de l’Homme et la nature réelle de l’annexion commise par la Russie n’est pas un film documentaire mais de la propagande.
Ce type de propagande est devenu la norme dans les médias loyaux au Kremlin et dans les médias pro-russes. La ligne éditoriale est que l’Occident (avec les Etats-Unis dans le rôle du grand méchant) ont toléré un coup d’État d’extrême-droite et a cherché à dissimuler ses « crimes ». L’occident a caché, en fait, la version présentée par le président russe Vladimir Poutine des « hordes fascistes antisémites à Kiev » dont il s’est servi pour tenter de justifier l’annexion russe de la Crimée. Ceci a été démenti à de nombreuses reprises, pas par « les Américains » mais par des juifs ukrainiens et d’autres leaders dont la seule motivation était qu’il s’agissait de mensonges cyniques et de provocations. M. Moreira a le droit d’avoir son opinion sur les Etats-Unis, mais une telle propagande n’a pas sa place dans un documentaire montré aux téléspectateurs français qui n’ont aucun moyen de savoir qu’ils sont induits en erreur. Ce n’est pas du pluralisme dans les médias, mais de la tromperie, et Canal Plus ferait bien de reconsidérer la diffusion du film.
Cet initialement est paru sur le site du Groupe des droits de l’homme de Kharkiv.
Traduction de Marc de la Fouchardière.