Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis fut un coup de tonnerre dans un ciel qui était déjà loin d’être serein. « L’hiver est là », écrivait le dissident russe Gary Kasparov en référence au titre son dernier livre et par une allusion transparente aux liens avec Poutine de Trump et de son équipe. « Tragédie américaine », et d’ailleurs pour le monde, analysait David Remnick, le directeur du New Yorker, dans un article dramatique. « Un monde s’effondre », « c’est la fin d’une époque », « tout est désormais possible », s’exclamait si exactement Gérard Araud, ambassadeur de France aux États-Unis, avant de supprimer son tweet, comme bouleversé par le « vertige » qui l’avait saisi – comme nous tous.
Au-delà des commentaires à chaud où l’incrédulité le dispute à l’effarement, il faudra encore du temps pour analyser en détail tout ce qui s’est passé et qui va bien au-delà du rejet d’Hillary Clinton, du sentiment de déréliction d’une partie des classes moyennes américaines et d’une vague mondiale de « populisme » qui restent des explications partielles.
Or, l’élection de Trump – comme par ailleurs le Brexit et la faveur des partis extrêmes dans de nombreux pays européens –, pour n’avoir pas été certaine, était parfaitement prévisible car elle était désormais possible. Elle fait figure de scandale, non de surprise. Devenue réalité, elle fige dans le concret de la vie du plus important pays démocratique le nouvel état de la politique du XXIe siècle ; elle le consacre et le mode de scrutin américain lui donne une assise et un poids terrifiants.
Elle traduit dans les faits une tendance profonde, analysée grâce aux études sur les méthodes de désinformation de la Russie de Poutine, et qui a été résumée sous l’appellation de « politique d’après la vérité » (post-truth politics). Mais au-delà du drame que représente pour l’Amérique l’élection du milliardaire, et de ses conséquences possibles sur la politique de plusieurs États européens, dont la France, ce nouvel état du politique fait se rejoindre les évolutions internes des pays et celles de l’ordre mondial. C’est cette nouvelle ère qu’il faut tenter de comprendre.
Une politique sans mesure
Après la défaite des régimes totalitaires et autoritaires en Europe, beaucoup estimaient que la démocratie était entrée dans l’ère de la mesure. Sauf aux franges extrêmes de la vie politique, et malgré des échanges parfois tendus entre les politiques, une certaine modération l’emportait. Tout en étant souvent démagogiques et flous, les propos obéissaient tant bien que mal à une certaine rationalité. Les injures et les attaques ad personam étaient rares et la désinformation était somme toute limitée.
Certes, les idéologies faisaient souvent leur apparition, mais les conflits politiques principaux opposaient des intérêts à peu près identifiables. Les promesses pouvaient être trahies, mais elles avaient un sens. Malgré les excès de la « politique-spectacle » et de la démagogie cathodique dont Silvio Berlusconi fut un exemple, un minimum de décence semblait prévaloir. Même ce qui a été vitupéré comme « peopolisation » de la politique et la vulgarité qui l’accompagnait n’empêchaient pas, pour le reste, un débat qui respectait une certaine forme de rationalité.
La campagne de Donald Trump comme, sur un autre mode, celle des partisans du Brexit se sont affranchis de ces règles. Le recours à l’insulte, le jeu permanent sur les peurs, la désignation de boucs émissaires, l’affranchissement visible et comme proclamé des règles de la vérité et du respect des faits, le mépris assumé de la compétence qui servait de support au blâme des élites, l’assomption de la vulgarité comme arme de campagne, sont devenues la règle.
L’idée même que la politique puisse et doive obéir à des règles, et donc s’inscrire dans une certaine mesure, a été rejetée comme chose ancienne et désignée comme ruse de l’establishment pour asseoir son pouvoir. Contre les gens « comme il faut » – quelle que soit l’hypocrisie qui les caractérise parfois –, on a opposé le droit de ne pas être « comme il faut » et politiquement correct. Aux valeurs de liberté, de droit et de démocratie ont été opposées d’autres valeurs qui pouvaient conduire à leur renonciation. Il s’agissait surtout de les délégitimer, là aussi, en les présentant comme formule pour conforter les élites honnies.
Un nouveau « régime » de la politique
Devant ces coups de boutoir contre tout ce qui pouvait représenter un ordre réglé, stable et harmonieux, fondé sur des principes de raison, de dignité, de modération, de retenue et de respect, les partisans de Hillary Clinton – comme au Royaume-Uni ceux du « remain » – ont tenté de répondre. Ils ont pointé les mensonges de Trump, mis en exergue le danger de sa politique notamment pour les catégories les plus sensibles à son discours. Sur le plan international, ils ont dénoncé ses indulgences envers, sinon ses alliances avec, des dictateurs peu recommandables et, sur le plan intérieur, ses compromissions avec des personnalités américaines aux valeurs ignominieuses. Ils ont appelé aux principes les plus élevés autant qu’à la raison. Mais rien de ceci n’a fonctionné et convaincu le plus grand nombre. Et c’est là que nous devons nous arrêter pour tenter de comprendre ce nouveau « régime » de la politique.
Cela ne signifie pas que ce discours de rectification n’était pas toujours cru. Certaines analyses montrent qu’un tiers des électeurs de Trump ne lui accordent qu’aucune confiance et qu’un quart considèrent qu’il n’est pas qualifié pour être président. Ces électeurs peuvent parfaitement le désigner comme infâme et condamner son discours et son attitude envers les femmes et certaines minorités. Cela ne les a aucunement empêché de voter pour lui pour d’autres raisons, en particulier pour bousculer un système jugé insupportable et sans issue. Ces électeurs ne placent pas certaines des valeurs que nous chérissons à la même place hiérarchique que nous. Ce qui nous semble rationnellement incohérent n’est pas pour eux incompréhensible. Ce sont nos vieilles règles de logique, de compatibilité rationnelle et d’ordre discursif qui se trouvent annihilées.
D’autres, aussi, n’accordaient aucune confiance au discours de raison, faisant droit à une théorie du complot permanente – ils nous mentent, etc. Ce qui est, pour nous, incontestable tant en fait (l’histoire racontée par les historiens reconnus comme tels par la communauté académique par exemple) qu’en valeur (certains comportements élémentaires qualifiés de bons ou de mauvais) ne leur apparaissait pas comme tel, le relativisme et l’absence de volonté de connaissance se renforçant l’un et l’autre. Enfin, une dernière catégorie, dont le discours s’est comme libéré à nouveau dans la période récente, se revendiquait ouvertement de valeurs et de principes opposés à la démocratie – les suprématistes et l’extrême droite américaine en particulier.
La primauté donnée à la volonté de détruire le « système » quoiqu’il en coûte en raison de son caractère haïssable, le mépris de la vérité, de l’histoire, des faits et des valeurs fondatrices de la démocratie, et la contestation radicale de celles-ci ne sont nouvelles ni aux États-Unis ni ailleurs. Leur combinaison, aujourd’hui, en fait un cocktail explosif pour la liberté. Elle conduit à une politique sans limites, sans retenue et sans tabou où la haine pour certaines catégories et parfois l’appel au meurtre deviennent la nouvelle norme. Nourrie par la panique d’une accélération exponentielle du mouvement technologique, la fermeture qu’elle réclame ne se nourrit d’aucune illusion. Ouverte ou verrouillée, la maison en bois est enlevée par le cyclone.
Vers la trumpisation des esprits
Cette « nouvelle politique » n’est ni au sens propre réactionnaire, ni révolutionnaire. Elle ne vise pas le retour à un état ancien et elle n’a pas de programme. Issue de la perte de tout espoir, elle n’a pas véritablement d’espérance pour horizon. Elle a la brutalité combinée du désespoir panique et littéralement de l’inculture – c’est bien de toute culture constituée et de toute « civilisation des mœurs » dont elle se détache dans sa radicalité. On peut la comprendre, mais non la contenir. Elle dirige notre avenir, mais on ne peut la saisir. Elle pose des questions – parfois justes aussi – sur notre société, ses injustices radicales, l’indifférence parfois ignoble de ses élites à tout ce qui n’est pas elles, l’impuissance aussi de nos gouvernements et leurs jeux stériles. Mais même les corrections que nous devons en urgence apporter au système actuel ne seront pas des réponses qui permettraient de retrouver une politique raisonnable et pacifiée.
Nous entrons dans une nouvelle ère dont nous ne connaissons ni les fins ni la fin. Elle n’est pas maîtrisable, même par les créatures qu’elle fait naître. Aucune digue ne peut arrêter ses vagues ; aucun canal ne peut régenter son cours ; aucune doctrine ne peut être opposée au vide qui la nourrit ; aucune raison ne peut être fournie à l’absence de pensée qui la fonde.
Ceci n’est pas une raison pour renoncer – car tout reste à faire, aux États-Unis comme en France. La délégitimation, déjà ancienne, des élites – qui va souvent de pair avec la renonciation par ces élites à leur devoir d’état, n’est pas sans solution. La faillite totale du système d’éducation américain, elle aussi décrite depuis longtemps, qui n’est que l’expression extrême de ce que nous voyons s’accélérer en France, avec le sacrifice total des humanités et de tout ce qui permet de penser librement, n’est pas non plus sans correctifs possibles. On n’a certainement pas tout fait contre la paupérisation de masse, elle aussi encore plus terrible aux États-Unis qu’en France tout en étant très sous-estimée chez nous.
Plus encore, sur le plan de la pensée, et au-delà même d’être toujours insoupçonnables, les élites actuelles n’ont pas assez plaidé pour la défense de la liberté, des droits fondamentaux et des valeurs nouées à la pensée. Encore moins ont-elles considéré avec l’attention requise les phénomènes d’abrutissement de masse qui ont aussi contribué à l’émergence de cette ère politique du vide. Sans même les bribes d’idéologie radicale qui sont celles des Trump et des Le Pen, la sous-culture de masse est le plus sûr chemin vers la trumpisation et la lepénisation des esprits. Tout ceci reste à faire, quand bien même nous ne saurions en espérer des effets immédiats.
Entre-temps la nouvelle ère politique se sera encore plus installée – et je ne suis pas certain aujourd’hui que nous puissions gagner le combat. Nous ne mesurons pas assez adéquatement, je crois, la capacité future des corps intermédiaires et de la société civile, variable suivant les pays, à introduire les contrepoids suffisants.
Le eleven nine, la fin de la loi du monde
Ce qui est troublant est que cette victoire de Trump survient à un moment où le système mondial connaît le même évidemment. Cette concomitance n’est certes pas due au hasard. Là aussi, les choses ont été amenées au jour de manière progressive. Ni la guerre, ni la violation de la loi internationale, ni les crimes de guerre, ni la volonté d’empêcher le fonctionnement des organisations internationales, ni l’incapacité ou le manque de volonté d’agir de la plus grande puissance mondiale, ni la contestation des valeurs de droit et de liberté au niveau international ne sont nouveaux.
Mais ce qu’a accompli la Russie en 2016, par un mouvement qui avait débuté au commencement du siècle en Tchétchénie, combine l’ensemble de ces dimensions et Moscou entend en faire la nouvelle « norme » internationale. De manière non dissimulée, en Syrie elle mène une guerre selon ses propres plans afin d’asseoir une présence permanente dans cette zone – ce qui est sans précédent depuis l’Afghanistan. Elle commet aussi directement des crimes de guerre sans véritablement se cacher là non plus. Ce n’est pas un hasard non plus si Poutine a fini par reconnaître récemment à la suite des crimes perpétrés à Alep qu’il était intervenu en Ukraine directement pour « protéger » les russophones.
Par la non-intervention des États-Unis, elle a montré à la face du monde qu’elle pouvait commettre ses forfaits sans rétorsion sérieuse de la première puissance mondiale, jetant un discrédit durable sur sa fonction de garante de l’ordre du monde. Par ses vetos permanents au Conseil de sécurité des Nations unies, elle sape la première organisation internationale, s’assied sur le droit qu’elle est censée protéger et le méprise ouvertement, détruisant jusqu’à l’illusion conventionnelle que chacun visait un meilleur ordre mondial. Enfin, par sa politique de propagande, son relativisme proclamé parfois rebaptisé « dialogue entre les civilisations », elle vise à rendre illégitimes les principes de liberté, de droit et de droits de l’homme supposés tenir un ordre international idéal. La Russie, pour imposer sa force et la rendre d’une certaine façon « légitime », a besoin de ce défi ouvert. C’est ainsi qu’elle peut espérer contraindre les États-Unis, son objectif suprême, à céder sa place de première puissance internationale géostratégique à Moscou.
En 2016, la Russie semble avoir parachevé cet objectif et inauguré ainsi le nouvel ordre géopolitique du XXIe siècle. Or, qui regarde cet ordre comprend assez aisément en quoi il consonne avec le nouvel ordre politique intérieur. L’un et l’autre sont animés par le même relativisme, la même indifférence à la vérité et au fait, le même mépris du droit et de la liberté, la même permissivité à l’endroit d’une action déréglée, la même absence de mesure et de contrôle. On saisit aussi aisément que plus l’ordre politique des États sera caractérisé de la sorte, moins les forces de résistance et d’opposition à cette politique d’asservissement des petits pays et de renonciation à la règle du droit seront possibles et vraisemblables.
Enfin, en attirant comme support et adjuvent principal le pays qui avait le moins intérêt au triomphe de la vision russe et était le seul à pouvoir s’y opposer, il tue dans l’œuf toute velléité de résistance. Ajoutons qu’en attirant Trump dans ce jeu et en laissant incontestées toutes les preuves de connivence entre ses équipes et celle de Trump, il fait d’une pierre deux coups. D’un côté, il délégitime aux yeux de ses alliés traditionnels le futur président américain en le compromettant dans ce qui était le cœur de l’intérêt national américain. D’un autre côté, en contribuant en partie à son élection – par les cyberattaques, des actions directes de propagande, l’instrumentalisation consentante de Wikileaks, il affaiblit doublement l’Amérique : d’abord, en montrant sa force par la nomination d’un « complice », ensuite, par l’élection d’un président suffisamment contestable pour que, s’il devait par extraordinaire se rebiffer contre ses maîtres, il n’ait pas une légitimité parfaite au niveau mondial.
Tant cet ordre politique sans règle et sans limites que cet ordre international dépourvu de normes crédibles susceptibles de freiner l’anarchie viennent de devenir ce qui risque d’être la nouvelle normalité pendant une longue partie de ce siècle, aux États-Unis comme souvent ailleurs. L’année 2016, « ligne de partage des eaux », inaugure le XXIe siècle bien plus que les attaques du 11 septembre 2001. Le nine-eleven (11 septembre, en anglais) de 2001, aussi monstrueux fût-il, aura peut-être été moins inaugural que l’eleven-nine (9 novembre en anglais) de 2016. Il n’est pas certain que, au bout du compte, ce siècle sera moins terrible que le précédent.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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