par PanDoktor
Je suis pour la victoire de la Russie ! – Cette déclaration totalement subjective de la part d’un scientifique français aura au moins le mérite de dissiper la fausse couche de brouillard entourant la guerre du Donbass. Il ne s’agit plus de soldats russes en vacances avec leurs chars, ou encore de manœuvres ayant débordé sur la frontière, comme certains pouvaient encore l’affirmer il y a peu, mais d’une opération militaire russe clairement dirigée contre l’intégrité territoriale d’un État souverain. Dont acte.
Partant de là, on pourrait interroger Emmanuel Todd sur ses motivations. En quoi la victoire de la Russie dans cette guerre en Ukraine serait-elle bénéfique ? Par définition, un chercheur n’émet pas de jugement, mais produit des analyses, échafaude des hypothèses, donne naissance à des théories. Dans n’importe quel cas de figure, ses je suis pour ou ses je suis contre s’imbriquent dans un système logique et cohérent, sa démarche scientifique demeurant en principe le socle de sa pensée. Or, les prédictions ukrainiennes de notre Nostradamus de studio sont parfaitement contraire à ce qu’il prône aujourd’hui. Que s’est-il passé entre-temps pour qu’un « scientifique » se contredise autant ?
En 2002, dans son ouvrage Après l’empire, au chapitre Le retour de la Russie, Todd s’en prenait violemment à l’Ukraine tout en niant la nature violente et agressive de l’impérialisme russe : « L’Ukraine n’est, historiquement et sociologiquement, qu’une zone mal structurée, floue, jamais à l’origine d’un phénomène important de modernisation.(…) Son rapprochement avec la Russie est vraisemblable, tout comme l’impossibilité d’une reprise en main pure et simple par Moscou. (…) La Communauté des États indépendants pourrait devenir une forme politique réelle et nouvelle, combinant leadership russe et autonomie de plusieurs couronnes successives. La Biélorussie serait annexée de fait, l’Ukraine resterait réellement autonome, mais redeviendrait une seconde Russie, petite ou nouvelle. »1
Emmanuel Todd, intellectuel français, sociologue et ethnologue, était invité sur Europe1 le 10 nov. 2014. Début du débat vers 32′, son « je souhaite la victoire de la russie » vers 44′. Une décennie plus tard, la Russie déclenche une guerre, occupe et annexe par ruse et par force plusieurs régions d’Ukraine, se lance dans une croisade orthodoxe contre l’Occident et s’enfonce dans l’obscurantisme. La révolution ukrainienne émancipe le pays, elle brille de modernité, déborde d’amour pour la Patrie et pour la démocratie; la société civile trouve sa cohérence d’est en ouest, malgré des siècles de polonisation, de russification, de soviétisation, et à contre-courant de la Russie, construit sa démocratie sans autoritarisme ni annexionnisme; elle renforce sa défense, développe le volontariat, et surtout, refuse toute forme d’extrémisme ou de populisme à contre-courant de l’Europe elle-même. Les Ukrainiens, toutes origines confondues, s’organisent, défendent leur liberté et leur dignité ; la Nation ne fait plus qu’une face à l’agression moskovite ; on se bat et on meurt pour l’Europe des valeurs ; oui, l’Ukraine se renforce et triomphe de ses divisions artificiellement imposées par la violence d’État, le tsarisme et le communisme; mais à part ça, Todd est pour la victoire de la Russie…On ne comprend décidément pas un tel entêtement. Si la Russie a trahi les pronostications toddiennes, c’est à elle qu’il faut s’en prendre, Emmanuel, – pas à l’Ukraine.
Ce qui démontre une fois de plus la fragilité des intellectuels qui se prennent pour des oracles. Quand on est économiste, démographe, géopoliticien, on se permet de redessiner le monde de demain à coup de statistiques et d’études prospectives plus ou moins incertaines. Quand on est historien par-dessus le marché, on peut soutenir ses théories bancales en les emballant sous un épais blindage de mémoire sélective, rien ne remplaçant, bien sûr, la fameuse « expérience des peuples »… Le problème, c’est que l’histoire de l’Ukraine, notre petit chantre de la grande Russie n’en connaît strictement rien ! Pas même sous ses aspects les plus favorables aux théories poutino-toddesques. Si Todd avait eu les moindres lumières en la matière, il saurait que l’Ukraine a toujours été plus moderne et plus européenne que la Moscovie.2
Rien n’y fait. Quand, en France, un intellectuel de gauche passe au poutinisme, on ne s’étonne même plus. Après tout, Marcel Déat, dauphin de Blum, était bien passé au pétainisme… Ce doit être une tradition française. Mais si les tranchées et le gaz de 14 avaient embrouillé les synapses de nos brillants normaliens, quel malheur a bien pu frapper le petit Emmanuel pour qu’il descende si bas? Son grand-père, Paul Nizan, et son grand oncle, Claude Lévy-Strauss lui feraient donc tant d’ombre pour que le petit Emmanuel cherche à se faire remarquer ainsi ? Nizan, qui n’a rien voulu voir du Goulag ni de la Famine artificielle de 1933, alors qu’il vivait en URSS cette année-là, lui a laissé au moins la cécité morale en héritage.
La posture de la Russie est finalement assez raisonnable, entend-on à la 42e minute. En résumé : Poutine a raison, l’Europe a tort. Car l’Ukraine trop vaste opprime les Russes, affirme-t-il. Le journaliste aurait pu demander des détails, mais passons. On l’aura compris, cette année 2014 est une année interpolatrice : les agresseurs sont les agressés, les plus petits sont les plus vastes, les démocrates sont les fascistes, les minorités sont les majorités, et vice versa. Une chose au moins ne change pas, Emmanuel Todd méprise toujours autant la vérité (et les Ukrainiens). ♦
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- Un mot qui n’est pas anodin : la « Nouvelle Russie » étant justement le projet des terrorusses du Donbass. La Novorossia devait englober l’Ukraine russophone. Malheureusement pour Todd, les grandes villes russifiées et industrielles du sud et de l’est ont choisi l’Ukraine et l’Europe, mais il n’est pas encore au courant… ▲
- Prenons le cas du premier « européisateur » de la Moskovie, Pierre 1er. N’importe-quel connaisseur contestera la représentation (traditionnelle en France) d’une Russie spontanément éveillée aux lumières occidentales, au point de servir de refuge aux philosophes français comme Diderot. Ce sont les savants et artistes ukrainiens qui ont civilisé la Russie de Pierre le Grand et de catherine II. Le rôle de l’Académie de Kiev fut essentiel: en se vidant de ses membres, elle a formé celle de Moscou, et permis la traduction d’œuvres européennes, les plaçant à portée du public russe cultivé. En peinture, des élèves venus d’Ukraine furent formés à St-Pétersbourg, tel Anton Lossenko; en musique, le chant polyphonique ukrainien s’implanta en Russie, tandis que des compositeurs comme Bortniansky s’imposaient, au point d’impressionner Berlioz. Cette vaste migration des talents ukrainiens ouvrit la Russie des tsars à l’ouest. L’Ukraine fut et demeure aujourd’hui la porte occidentale de la Russie. L’adhésion de l’Ukraine, par la réflexion théorique, par l’action et par l’écriture, aux grandes valeurs des Lumières, parmi lesquelles le progrès de la raison, la diffusion du savoir et le combat pour la liberté, est en grande partie due à une institution. L’Académie Mohyla de Kiev abrita un milieu éclairé dont le rôle fut de premier plan dans l’effervescence intellectuelle d’une Ukraine ouverte sur l’Europe. On trouvait au sein de cette université une pléiade d’hommes érudits, dont Grégoire (Hryhoriy) Skovoroda. Ce dernier, en offrant une philosophie fondée sur l’interprétation personnelle et originale des grandes questions de l’époque, incarne par excellence le grand homme du siècle ukrainien, comme l’ont fait en France, chacun à leur tour, Fontenelle, Voltaire ou Diderot. (v. le livre de Tatiana Sirotchouk, LA VIE INTELLECTUELLE ET LITTERAIRE EN UKRAINE AU SIECLE DES LUMIERES ▲
