Un récent rapport est sorti sur le site sobaka.ru concernant une ignoble « Ferme à trolls du Kremlin » située au 55 rue Savoushkine à Saint-Pétersbourg.
Le site sobaka.ru (ce qui veut dire « chien » en russe) est un site d’information et de divertissement pour 14 des plus grandes villes de Russie.
Une femme qui y a travaillé dans ce qu’elle appelle une « gigantesque machine de propagande », nous a raconté, sous couvert d’anonymat, pourquoi « on ne peut pas rester longtemps à faire un tel travail », explique sobaka.ru.
La ferme à troll est capable d’attirer des travailleurs en diffusant largement des annonces dans les agences de recrutement, en annonçant chercher des « pigistes » ou des « gestionnaires web ». Même si ils essayent de cacher la véritable nature du travail, il n’y parviennent pas vraiment : le salaire (579 à 726 dollars mensuels) et l’adresse, toujours la même (métro Staraya Derevnya/Chernaya Rechka), sont associés dans les médias de Saint-Pétersbourg à la « guerre d’information » du président Vladimir Poutine.
Lors de l’entretien, fort peu est dévoilé sur le travail, la norme étant que pour un tel salaire, les gens ne posent pas trop de questions.
Le salaire de base pour des blogueurs — ceux qui écrivent dans les journaux internet et les réseaux sociaux — et autres « gestionnaires web », dont les optimiseurs de moteurs de recherche et les designers d’infographies patriotiques appelées « illustrations », est de 45.000 roubles, soit 653 dollars. Ceux qui sont mieux placés gagnent 797 à 939 dollars.
Pour entrer dans l’immeuble de la rue Savoushkine, il vous faut montrer votre passeport, si vous n’êtes pas encore dotés d’un passe. Les manageurs récupèrent beaucoup d’informations vous concernant : vos précédents employeurs, et mêmes les endroits où travaillent vos parents. Puis, ils vous demandent de « réécrire » un article récent. L’ancienne employée témoigne :
« Tu as l’impression qu’ils recrutent quiconque peut montrer qu’il sait parler et écrire russe. Ce faisant, ils ne révèlent rien sur le lieu ou la mission ; ils disent « c’est une holding de médias, elle gère plusieurs sites, vous devez maximiser le trafic d’informations, le salaire est supérieur à la moyenne ».
Chaque « Troll » doit travailler de 9 heure à 17 heure 30 et écrire 20 brèves, dont 70 % doivent être des originaux.
« Il y a au total 12 sites dans la holding, si j’ai bien compris, qui traitent de diverses thématiques, mais tous ont un lien d’une manière ou d’une autre à la politique et à l’Ukraine », explique l’ex-employée.
La carte de visite mentionne « Agence de presse fédérale », mais l’essentiel des informations transitent par une agence appelée « Agence de presse de Kharkiv » (paradoxalement appelée nahnews.com.ua). « Bien que le site fasse semblant d’être ukrainien, toutes les publications sont issues du 55 rue Savoushkine », explique le témoin. Il y a d’autres sites « Ukrainiens » tels que le très connu « Anti-Maidan », qui a été lancé en Juillet 2014. Le site ne présente pas des fausses informations brutes, comme d’autres sites de propagandes russes, mais suit la ligne de Moscou, en désignant les insurgés appuyés par la Russie combattant en Ukraine comme étant « la milice » [équivalent ukrainien de la police].
La « ferme » rappelle « Big Brother », explique l’ex-troll :
« Les premiers jours, tu ne comprends tout simplement pas où tu es, pourquoi tu réécris ces infos et en alimentes les sites. Tu as l’impression que c’est une sorte d’expérience sociologique ou de télé-réalité, notamment parce que dans chaque open-space, travaillent 20 à 30 employés, sous l’œil des caméras.
Il n’y a jamais de réunions éditoriales, ni même de briefings idéologiques ; on s’attend à ce que les travailleurs sachent quoi faire, et les instructions ne viennent que des rédacteurs en chef. L’essentiel des employés semblent venir de villes provinciales russes, et ce sont souvent des jeunes hipsters — souvent avec des dreadlock et des piercings. Les travailleurs sont divisés en trois catégories, nous explique l’ancienne employée :
1. « Ils me payent et je me moque du reste, je ne sais même pas ce qui se passe' » – beaucoup de ces gens ont des familles, des emprunts, etc.
2. « Oui, je sais que c’est une usine à trolls du Kremlin, mais je vais pas culpabiliser — ils me paient et ça me suffit »
3. « Je suis en guerre d’information contre la junte fasciste ! » — cette dernière catégorie compte le moins de personnes.
« On ne nous demande pratiquement rien sur nos convictions politiques quand on est recruté », dit-elle.
L’agence n’occupe qu’un étage sur les quatre du 55 rue Savouchkine. Les autres étages sont occupés par d’autres activités de trolls, ceux qui écrivent des messages hostiles sur les forums, par exemple. Ceux qui travaillent sur les sites « Ukrainiens » considèrent ces derniers avec ironie, mais aussi avec une certaine appréhension.
Les patrons ne recherchent qu’une chose — la quantité, le nombre de vues et de visiteurs journaliers, un nombre qui est censé s’accroître de 3000 par jour. Le département des optimiseurs de moteurs de recherche font du spam agressif, et c’est pourquoi les sites sont souvent bloqués sur Google et VKontakte.
Les manageurs harcèlent leurs gestionnaires de sites, ces derniers se tournant vers leurs employés pour trouver des scoops et être les premiers à les reprendre. Il y a une attention particulière pour les assassinats, les viols et autres faits divers policiers, puis dans un second temps les ragots du monde du business, des infos sur les chanteurs pop tels que Pugacheva ou Madonna, afin d’obtenir un maximum de visiteurs. Les articles hostiles aux homosexuels sont très populaires, de même que ceux sur le féminisme et les activistes ukrainiennes de Femen, mais l’essentiel est associé à « Poutine, la Crimée et la Novorussiya, » explique l’ex-pigiste.
Le fait que les manageurs justifient la nécessité d’augmenter les visites d’internautes pour obtenir des revenus publicitaires, fait sourire, car tout le monde sait que cette entreprise est subventionnée par le gouvernement.
Puis, ce travail moralement exigeant fut trop pesant, dit l’ancienne troll :
« Ma décision de quitter la « réserve de troll » a mis du temps à mûrir. D’un côté, je me rendais compte qu’un travail non manuel avec un salaire décent pour Saint-Pétersbourg serait dur à trouver avec la crise ; pas un seul jour rue Savouchkine n’ai-je été confrontée à une difficulté technique insurmontable. Le problème était lié au fardeau psychologique de ce travail . En décembre, j’ai commencé à avoir un tic à l’œil du fait du stress et je rêvais la nuit que j’écrivais et réécrivais des nouvelles sur Poutine et l’Ukraine. De plus, j’adhère au point de vue libéral. Parmi mes connaissances, il y a pas mal de gens qui adhèrent aux thèses de l’opposition, et au bout d’un moment, je me suis rendu compte que j’avais tout simplement honte de dire où je travaillais. Tous cela a surpassé la recherche du confort, et j’ai démissionné avec soulagement ».
Texte en français par CRCUF
Source : sobaka.ru