
La version originale de cette interview a été publiée dans Newsweek Polska (texte et traduction en anglais : Milo Milewski ). Interview recueillie quelques heures avant que Boris Nemtsov ne soit abattu en plein centre de Moscou, vendredi 27 février 2015.
Newsweek : L’opposition est dans la rue mais le régime russe campe plus que jamais sur ses positions. La Russie parviendra-t-elle à changer ?
Boris Nemtsov : En ce moment, nous sommes en train de nous noyer. Tous. En raison de la politique de Vladimir POUTINE, un pays doté d’un potentiel inégalé est en train de sombrer, une économie qui a accumulé d’inestimables réserves de devises s’écroule. Nous avons eu jusqu’à 500 milliards d’épargne ! Pour la première fois de notre histoire, nous avions l’opportunité d’effectuer un véritable bond dans notre développement. Aucun dirigeant russe n’a jamais bénéficié d’un contexte aussi favorable. Et maintenant, tout s’effondre. A quoi avons-nous abouti ? Nous avons une inflation à deux chiffres, la dévaluation du rouble, l’évasion des capitaux – 150 milliards sont déjà partis !
L’Occident, les USA et l’Europe continuent à se développer, et que fait notre gouvernement ? Il est prêt à tout pour réguler les prix et subventionner des entreprises publiques dans lesquelles ses associés s’enrichissent encore plus. Pire que tout, il s’aventure dans une guerre fratricide avec l’Ukraine et dans une confrontation inutile avec l’Occident. Nous ressentons tous les effets de cette politique insensée. Nous ne pouvons pas rester indifférents. C’est la raison pour laquelle nous allons descendre dans la rue. Il s’agit d’une manifestation contre le suicide collectif de la Russie. Et elle n’est pas suscitée par la seule opposition mais elle est soutenue par la Russie tout entière.
Nesweek : Apparemment pas par toute la Russie. Même si des dizaines de milliers de personnes descendaient dans la rue, cela ne serait rien comparé aux 80% de Russes qui soutiennent Poutine.
Nemtsov : Je ne doute pas un seul instant que le combat pour la renaissance de la Russie sera dur. Les gens réalisent à quoi ces politiques désastreuses les ont menés, ils voient la corruption généralisée et expérimentent eux-mêmes au quotidien les insuffisances de l’Etat. Mais ils font toujours confiance à leur leader parce que, au cours des dernières années, celui-ci a su faire une chose admirablement bien : il leur a imposé un véritable lavage de cerveau. Il leur a inoculé le virus du complexe d’infériorité envers l’Occident et leur a fait croire que la seule chose que nous pouvions faire pour stupéfier le monde c’était d’utiliser la force, la violence et l’agression. POUTINE a conditionné mes compatriotes pour détester les étrangers. Il les a persuadés que nous avions besoin de restaurer l’ordre soviétique et que la position de la Russie dans le monde dépendait uniquement de notre capacité à le menacer. Il a atteint tous ses objectifs grâce à une véritable propagande « à la Goebbels ». Si nous parlons des responsables pour le sang russe et le sang ukrainien versés, il ne s’agit pas seulement de POUTINE, mais il faut aussi incriminer des messieurs comme Konstantin Ernst ( Directeur général de la chaîne Channel One ), ou encore Dimitry KISELEV ( responsable de la nouvelle agence gouvernementale d’information Rossiya Segodnya ). Ils agissent en utilisant tout simplement les principes de Joseph GOEBBELS : jouez sur les émotions ; plus le mensonge est gros et mieux il passe ; les mensonges doivent être martelés. Cette propagande s’adresse aux gens simples. Il n’y a aucune place pour des questions ou des nuances. Et malheureusement, cela fonctionne. L’hystérie collective a atteint des niveaux sans précédent, d’où le soutien populaire massif pour POUTINE. En conséquence, nous devons agir le plus rapidement possible pour démontrer au peuple russe qu’il existe une alternative, que la politique de Poutine ne peut conduire qu’à la dégradation et au suicide de l’Etat. Il est plus que temps de se réveiller.
Newsweek : Pourquoi ?
Nemtsov : Parce que la Russie est en train de se transformer très rapidement en un état fasciste. Nous avons déjà une propagande calquée sur celle de l’Allemagne nazie. Nous avons aussi un embryon de Sections d’Assaut, comme les SA. Comment pouvez-vous appeler autrement ces mouvements anti-Maïdan et ces pseudo-initiatives civiques qui se sont rassemblés il y a tout juste deux semaines pour torpiller les commémorations du premier anniversaire de la Révolution de la place Maïdan à Kiev ? Des dizaines de milliers de mercenaires, de voyous et toutes sortes d’individus douteux ont été acheminés à Moscou. Ils ont essayé de nous intimider. Brandissant des portraits de POUTINE, ils ont juré qu’ils allaient combattre et même tuer tous les opposants. Comme dans l’Allemagne hitlérienne. Et ce n’est que le début.
Newsweek : Mais ce sont les autorités russes qui nous ont avertis du danger fasciste en Ukraine.
Nemtsov : Quelqu’un a déclaré que les futurs fascistes sont d’ardents antifascistes. Le fascisme en Ukraine ? Cela n’a aucun sens. Considérons la Russie. Nous avons un parti construit sur le culte de la personnalité, plus quelques autres partis satellites sans aucune importance. Chaque année, on organise une pathétique parodie d’ élections. Nous menons une politique étrangère chauvine et agressive, nous réchauffons nos complexes impériaux et remilitarisons la société à toute vitesse. Ce sont bien là des caractéristiques d’un régime fasciste, n’est-ce pas ? POUTINE lui-même n’est pas un fasciste. Il réutilise simplement et de manière cynique des éléments de ce passé et les combine avec d’autres – par exemple les traditions soviétiques – et l’hybride prend forme, un hybride contemporain du fascisme. C’est comme la guerre en Ukraine. La guerre continue, les soldats russes sont présent sur place mais le Kremlin nie toute implication et prétend ne pas être au courant de ces tanks et régiments qui se trouvent actuellement à Donetsk. On peut dire exactement la même chose du fascisme : il existe bel et bien en Russie mais les autorités affirment qu’elles sont en lutte contre le fascisme en Ukraine. Si nous ne stoppons pas immédiatement cette folie, nous allons au devant d’un véritable désastre.
Newsweek : Poutine change sa posture sur l’Ukraine toutes les cinq minutes, mais il ne professe pas d’idées fascistes…
Nemtsov : Vraiment? Il méprise tout simplement le monde entier ! Il dit ouvertement que l’Occident est pire que nous, mauvais, faible. Il raconte que les Ukrainiens sont incapables de construire eux-mêmes leur état et qu’il le seul à pouvoir les aider. Il parle de la nécessité de restructurer l’ordre du monde, du droit inné de la Russie à disposer de sa propre sphère d’influence, du besoin de protéger les minorités russes du monde. Le Kremlin utilise les questions de minorités, de langue et de culture pour miner de l’intérieur les pays voisins. Et c’est ce qui est le plus grave aujourd’hui : les gens qui contrôlent le Kremlin sont persuadés qu’ils sont les seuls à détenir la recette du bonheur de cet énorme pays qui est le nôtre. Ils ont glané et assemblé des slogans et des idées issus des régimes les plus autoritaires du passé et cherchent à les intégrer dans la société actuelle.
Newsweek : Beaucoup de citoyens russes pensent que leur gouvernement est entrain de (re)créer l’ordre et la stabilité, parce qu’il y a un seul leader et une seule structure. Et l’opposition ? Qui la dirige ? Vous ou Alexei Navalny qui croupit en prison ?
Nemtsov : Je suis l’un des dirigeants de l’Opposition unitaire et démocratique. Dans nos rangs se trouvent des personnes courageuses et charismatiques, représentant différents courants et options politiques. Mais nous partageons tous le même désire de changement, le même besoin de restauration de la démocratie et la même envie de voir partir tous ces fous qui tiennent actuellement les rênes du pouvoir. Oui, parfois le gouvernement nous passe dessus comme un bulldozer. Alexei Navalny est actuellement sous les verrous (pour avoir distribué des tracts dans le métro moscovite) de façon à le tenir éloigné des mouvements protestataires. Mais le Maïdan ukrainien n’avait pas un seul leader, et ceux qui étaient considérés comme des leaders devaient sans cesse convaincre les autres de leur position. Les personnalités ne sont pas importantes. Le plus important c’est l’idée de vouloir changer et renouveler en profondeur la Russie.
Newsweek : Etant dans l’opposition, vous ne contrôler pas les médias, donc votre voix ne pèse pas autant (que celle du Kremlin – ndt ). Vous êtes descendus dans la rue et, du coup, on vous a décrits comme la cinquième colonne des ennemis de la Russie, à l’égal des agents américains et des fauteurs de troubles. POUTINE a dit qu’il n’y aurait jamais de Maïdan russe. Comment escomptez-vous gagner dans ces conditions ?
Nemtsov : Nous sommes réalistes. Il est exact que le gouvernement nous a stigmatisés comme des ennemis de longue date. En conséquence de quoi, pour beaucoup de russes, nous sommes effectivement des ennemis, des traîtres. Même dans mes rêves les plus fous, je ne m’imaginerais pas un seul instant organiser un Maïdan à Moscou. POUTINE n’est pas YANOUKOVITCH. Cela fait des années qu’il se prépare à affronter son propre peuple, dans le cas où celui-ci s’opposerait à lui. Il dispose d’un appareil sécuritaire très puissant et également de militants fanatisés en nombre. Toute manifestation de masse serait immédiatement écrasée dans le sang. Malgré cela, nous essaierons quand même.
Newsweek : Les Russes ne sont pas les Ukrainiens. Il semble qu’ils soient encore assez loin de ce point de rupture.
Nemtsov : C’est la raison pour laquelle nous devons nous focaliser en premier sur ceux qui sont déjà convaincus. Les manifestations servent avant tout à évaluer l’importance de notre mobilisation, à montrer que nous ne sommes pas marginaux, mais au contraire une force réelle. Un homme courageux et actif compte bien plus que celui qui reste paralysé, à ne rien faire. C’est juste le début. Et ensuite, nous serons peut-être en mesure de faire rentrer les nôtres dans le conseil municipal. Dans la capitale, nous avons davantage de citoyens qui sont ouverts d’esprit et prêts à contester les autorités. Obtenir ne serait-ce que quelques sièges au Conseil municipal constituerait déjà une victoire, une brèche dans le pouvoir monolithique.
Newsweeks : Ce ne sont après tout que des objectifs minimalistes. Et vous dites vous-même que le temps vous est compté.
Nemtsov : Le temps s’écoule à présent plus vite. La crise économique va incontestablement accélérer les processus politiques en Russie. Beaucoup de Russes soutiennent POUTINE avant tout parce qu’il a amélioré leur niveau de vie au cours de ces dernières années. Mais les Russes ne sont pas aussi stupides qu’on le croit en occident. Beaucoup de retraités, de travailleurs et de fonctionnaires ne croiraient jamais en la propagande impériale et ne se laisseraient jamais tromper par POUTINE s’il n’y avait en jeu cette meilleure qualité de vie soudainement obtenue. Ils ne veulent pas savoir comment cette prospérité a été acquise, qu’elle est due en très grande partie aux cours élevés des matières premières ( gaz, pétrole ; ndt). Et qu’ils pourraient vivre encore mieux si ces réserves de pétrole étaient bien gérées et investies au lieu d’être volées. Mais à présent que les pensions de retraites et les salaires ne suffisent plus pour boucler les fins de mois, les gens vont commencer à se réveiller.
Newsweek : Et cesser d’incriminer l’Occident pour la détérioration de leur niveau de vie ?
Nemtsov : Oui, pour l’instant ils accusent les occidentaux et ils se plaignent des sanctions mais ils commencent à comprendre que les vrais raisons de leurs difficultés ne sont pas celles avancées par le gouvernement. L’Occident agit de façon raisonnable et avec beaucoup de discernement. Il doit stopper l’agression russe en Ukraine. La crise actuelle en Russie n’est pas le résultat des sanctions mais est induite par la conduite irresponsable de POUTINE. Nous avons très rapidement riposté en mettant en place des « contre-sanctions ». Et qui en a souffert le plus ? Nous, les Russes. Non seulement il – POUTINE – a réussi à faire la preuve que la Russie ne savait pas produire des biens de consommation courants, mais il a en plus montré que l’Empereur était nu. Je sais pertinemment qu’il ne déviera pas de sa trajectoire. Il ne laissera pas l’Ukraine tranquille. Il est prêt à risquer davantage de sanctions. Il va continuer à dépenser des milliards pour l’armée, la police et ses officines. Et pour contenir l’inflation. Parce qu’il sait très bien que l’augmentation des prix va finir par mettre les gens très en colère.
Newsweek : La crise économique a conduit HITLER au pouvoir, mais POUTINE est déjà au pouvoir.
Nemtsov : Donc, il ne peut que le perdre. Pour que cela se réalise, nous avons besoin d’une perspective alternative, d’une idée différente de la Russie. Notre conception à nous est celle d’une Russie démocratique et ouverte. D’un pays qui n’applique pas à soi-même et aux autres des méthodes criminelles. Mais comme je l’ai déjà précisé, le fascisme russe est un hybride, et comme tous les hybrides il est extrêmement résistant.
Publication de News Week http://www.newsweek.com/2015/03/13/final-interview-boris-nemtsov-310392.html
Traduction de Mykola Cuzin.