Les hacktivistes du groupe Ukrainian Cyber Resistance ont remis à la communauté du renseignement volontaire InformNapalm une copie de la correspondance électronique de Yuri Pavlenko, le chef du 243e bureau de représentation militaire (MRO) du ministère russe de la Défense. Cette boite aux lettres contient des dizaines de gigaoctets de données sur la construction, la réparation et l’entretien des navires de la marine russe. Dans ce dossier, nous aborderons la façon dont les sanctions contre la Fédération de Russie affectent la réparation du porte-avions Amiral Kuznetsov, comment la menace des drones navals ukrainiens a forcé les Russes à rénover leurs navires, quels composants étrangers sont encore utilisés sur les navires russes, comment la Russie continue d’étendre ses capacités dans l’Arctique en dépit des sanctions
Compte tenu de la masse de données contenues dans le dump du 243rd MRO, nous ne présentons pas le matériel dans notre format d’enquête habituel, mais plutôt sous la forme d’un bref aperçu des documents analysés. Si vous êtes journaliste ou analyste et que vous souhaitez obtenir l’intégralité des données, veuillez nous contracter par message privé via les pages Cyber Resistance ou InformNapalm.
243e MRO du ministère russe de la défense
En Russie, un bureau de représentation militaire (MRO) est un département responsable du contrôle de la qualité et de l’acceptation des produits contractés auprès du complexe militaro-industriel. Il existe une direction au sein du ministère de la défense qui compte un certain nombre de MRO dans sa structure. Le 243e MRO est situé à Saint-Pétersbourg et se concentre sur l’approvisionnement de la marine et la construction de la flotte. Il est dirigé par Yuriy Pavlenko, et il ressort de son courrier qu’au moins 18 entreprises du complexe militaro-industriel opèrent sous la supervision du 243e MRO. Parmi elles, par exemple, la Saint Petersburg Shipbuilding Company (SPSC), l’entreprise de recherche et de production PUSK, etc. En voici la liste : Рапорт 243 ОП.pdf
En particulier, le fichier de courrier contient de nombreuses informations sur les entités subordonnées au Bureau de gestion des ressources humaines. Par exemple, on y trouve des dossiers d’entreprises contenant des informations sur les directeurs, le nombre d’employés, des échantillons de signatures des dirigeants, etc
Il existe également des listes d’employés et de sous-traitants des entreprises du complexe militaro-industriel impliquées, et l’usine SPCS en fait partie
Le courrier contient également de nombreuses documentations techniques. Voici, par exemple, les exigences opérationnelles pour la production d’un batteur d’assaut et de débarquement : 20220906-TTT на создание ДШЛ.pdf
Dans le même temps, le courrier met en lumière des problèmes importants au sein de la marine russe
AMIRAL KUZNETSOV
Cette «fierté de la marine russe» est en réparation depuis près de 8 ans et, selon tous les plans, aurait déjà dû être remise en service. Or, le courrier de Pavlenko contient des dizaines de documents sur des réunions, des conférences et des consultations concernant l’avancement des réparations du navire
Outre la volonté des fonctionnaires, amiraux et contremaîtres russes de continuer à détourner de l’argent, les retards dans la modernisation du navire sont également imputables aux sanctions. Apparemment, certains mécanismes et installations ont été remplacés par des produits russes. D’autres ont dû être abandonnés en cours de route. Par exemple, l’Amiral Kuznetsov est équipé d’accumulateurs hydropneumatiques. Ils ont besoin de compteurs de course pour fonctionner normalement, mais ces compteurs sont fabriqués à l’étranger et la Fédération de Russie ne peut pas se les procurer. Quelle est la réponse de la Russie? Ils convoquent une nouvelle réunion technique et concluent que «cela fonctionnera très bien sans ces compteurs»
Voici le texte de la résolution : 8877ф Совместное решение.pdf
Il s’agit donc d’une preuve supplémentaire que les sanctions anti-Russie constituent un mécanisme de sécurité efficace et que la Russie ressent leur morsure. Et il y a quelque chose à montrer ici
COMPOSANTS FABRIQUÉS À L’ÉTRANGER DANS LA MARINE
Les Russes tiennent des registres assez méticuleux des composants fabriqués à l’étranger qui sont essentiels à leur marine. L’objectif est double : a) constituer des réserves de composants; b) les remplacer progressivement par des composants analogues nationaux. Les entreprises du secteur militaire russe soumettent au MRO des tableaux de composants fabriqués à l’étranger, en indiquant la disponibilité des analogues ou des fournisseurs russes. En général, ces derniers ne sont pas disponibles
En ce qui concerne l’inventaire des composants de réserve, l’exemple du navire «top secret» Akademik Ageyev est révélateur. Selon les médias russes, il s’agit d’un navire de recherche océanographique, mais en réalité d’un navire de reconnaissance et de sabotage appartenant au ministère de la défense
Les blogueurs russes aiment à souligner que la documentation technique de ce navire est classifiée. Toutefois, les données du 243e MRO du ministère russe de la défense révèlent l’étendue des composants fabriqués à l’étranger utilisés sur le navire. Il convient de noter que le navire a été officiellement lancé en 2019, avant le début de l’invasion à grande échelle. Un seul navire de ce type a été fabriqué, et la production en série n’est pas prévue. Cependant, un certain nombre de sanctions contre la Russie ont été introduites depuis le début de son agression hybride contre l’Ukraine, et les Russes ont donc décidé de s’approvisionner en composants étrangers au stade de la construction. Ainsi, en cas de panne, les Russes pourront toujours remplacer les pièces sans problème. Au total, le navire comporte 78 composants fabriqués à l’étranger, dont la centrale électrique (générateur diesel triphasé à courant alternatif HFJ 7638-06P basé sur le moteur MAN 9L21/310) et son principal outil de travail – une grue de levage de 45 tonnes (DKF80)
Documents originaux : *.xlsl
La recherche de composants fabriqués par des enseignes de feu devient parfois ridicule. Par exemple, les Russes modernisent les croiseurs lourds à missiles nucléaires du projet 1144 Orlan
L’un des navires est un vieux croiseur soviétique, l’Amiral Nakhimov, un autre projet de construction russe sans fin, qui est en cours de modernisation depuis 1999. les Russes prévoyaient de faire passer des essais en mer au navire dès 2024, mais la date de départ a été reportée au printemps de cette année. En principe, il n’y a pas de surprise, car la liste des composants étrangers qui n’ont pas d’analogues russes contient même les machines à café M 21 Junior fabriquées en Italie
Documents originaux : 11442M_09.2023.xlsx
Il en va de même pour les nouveaux navires de patrouille russes de la classe 222160 : ils ne peuvent fonctionner sans une cafetière Mondo et un four à micro-ondes Panasonic
Documents originaux : 22160.09.2023.xlsx
Blague à part, parmi les spams de cafetières dans la documentation russe, il est facile d’oublier des unités et des assemblages vraiment critiques de production étrangère
Par exemple, les informations relatives aux derniers grands navires de débarquement (LLS) de la classe du projet 11711 Ivan Gren font état d’un plus grand nombre de composants étrangers critiques
Documents originaux sur le navire Ivan Gren : Сведения о продукции ИП для пр.11711 зав.302.xlsx
Documents originaux sur le navire Petr Morguniv : Копия Сведения о продукции ИП для пр.11711 зав.302.xlsx
Ces navires ont été mis en service respectivement en 2018 et 2020. Les navires suivants, portant les numéros de série 303 et 304, devaient être livrés fin 2023 et 2024. Cependant, ils sont toujours en cours de construction. Apparemment, cela s’explique par les difficultés rencontrées dans l’achat de composants en raison des sanctions imposées à la Fédération de Russie
Un autre exemple de l’impact des sanctions est le rythme de construction du projet 23550, une classe de navires de patrouille brise-glace armés
Les refus des fournisseurs disciplinés qui respectent les sanctions contre la Russie ont retardé de près d’un an la construction du navire portant le numéro d’usine 235 (Purga).
Version complète du document : 430-08-23 ПАО ВСЗ (Исакову, Фомину).pdf
Le document suggère que les Russes ont trouvé des remplacements pour les composants étrangers. Malheureusement, le document n’indique pas clairement s’il s’agit de produits purement russes ou d’importations parallèles. Cet exemple montre également que si les sanctions fonctionnent, les Russes ne restent pas inactifs pour autant. Dans le même temps, il est important de noter l’application de cette classe de navires. Il s’agit de navires arctiques que la Fédération de Russie prépare en vue de la prochaine confrontation dans l’océan Arctique. Des restrictions encore plus sévères sont donc nécessaires si les dirigeants mondiaux ne veulent pas avoir un autre problème au pôle Nord de la planète
Depuis 2014, les Russes développent un simulateur d’essai et d’entraînement pour l’aviation navale basé au sol, le Razgon-VMF. La documentation relative à ce système indique très soigneusement les composants étrangers, les fabricants, les pays d’origine, l’importance fonctionnelle, etc. L’expéditeur a probablement voulu protéger ces documents des regards indiscrets, c’est pourquoi ils ont été cryptés
Les documents montrent que les Russes ont continué à acheter des composants à partir de 2023. InformNapalm contactera donc les fabricants figurant sur cette liste pour s’enquérir de l’utilisation de leurs produits par les Russes.
Version complète des documents : 1.pdf, 2.pdf, 3.pdf, 4.pdf
LES PLAINTES ET LES PANNES LIÉES À LA QUALITÉ
Le courrier du 243ème MRO contient également de nombreux documents concernant le service de garantie des usines pour leurs produits défectueux. L’ensemble de cette documentation donne une image générale de la situation de la construction navale russe.
Par exemple, un certain nombre de navires russes, y compris les frégates modernes de la classe 22350 Amiral Gorshkov, sont équipés de dispositifs de visée navale UV-450. Ce dispositif est utilisé pour le guidage et la désignation des cibles. Il facilite les opérations maritimes en améliorant la connaissance de la situation et les capacités d’acquisition des cibles.
Étant donné que le fabricant de cet appareil fait rapport au 243e MRO, le courrier contient tous les cas de défaillance de ce viseur. La plupart des défauts sont liés à la fabrication
Voici un cas de dysfonctionnement du moteur de guidage horizontal et de pannes périodiques du moteur sur la frégate Amiral Gorshkov.
Ou voici un défaut dans le guidage azimutal de la frégate Amiral Kasatonov
Et voici les défauts découverts au stade des essais en mer du navire (mauvais suivi de la cible, le viseur devient aveugle son propre système de guerre électronique est en marche, la qualité de l’écran est mauvaise, etc.)
Sur le patrouilleur Rasul Gamzatov, la fixation de l’appareil pose des problèmes – il oscille d’un côté à l’autre :
Au total, au moins 11 plaintes concernant le fonctionnement de l’appareil ont été reçues en 2023.
- 22350 зав. 921.pdf
- 22350 зав. 922.pdf
- 22350 зав. 923.pdf
- 22460 зав. 511 в адрес КБ Аметист.pdf
- Копия Журнал рекеламаций Пшонкину А.Э..xlsx
En même temps, l’UV-450 contient plus de 242 composants fabriqués à l’étranger, principalement aux États-Unis, au Japon et à Taïwan. En voici la liste :
Chaque année, les Russes prolongent les permis d’utilisation de composants fabriqués à l’étranger, entre guillemets « jusqu’à ce que la production d’analogues nationaux soit maîtrisée ». Cela indique clairement que les Russes continuent d’acheter illégalement des composants pour les systèmes de guidage et de ciblage par le biais d’intermédiaires.
Tous ces documents sont plus qu’une collection de cas isolés de conformité à la qualité et de problèmes d’approvisionnement de la flotte. Les chercheurs qui étudieront la décharge du 234e MRO auront l’occasion de faire des découvertes systémiques. Par exemple, voici 11 pages de descriptions détaillées de pannes d’équipement et d’autres problèmes sur des navires spécifiques entre 2018 et 2023, provenant d’un seul contractant
LA PEUR DES DRONES UKRAINIENS
En conclusion de cet examen, nous présenterons quelques documents sur la manière dont les Russes s’adaptent aux actions efficaces de l’Ukraine en mer. Grâce à l’utilisation de drones d’attaque navale, l’Ukraine, qui ne dispose pas d’une marine puissante, a réussi à limiter considérablement les capacités de la Russie en mer Noire et a forcé les Russes à retirer l’essentiel de leur flotte de Crimée.
Bien entendu, les Russes ont commencé à s’adapter aux nouvelles méthodes de guerre en mer. En juin 2023, il a été décidé de renforcer un certain nombre de grands navires de débarquement russes en leur ajoutant des modules antiaériens. Parmi ces navires figurent le projet 11711 LLS Petr Morgunov (mentionné ci-dessus), le LLS Georgy Pobedonosets et le malheureux LLS Olenegorsky Gornyak.
Selon les documents, le chantier naval de Yantar doit élaborer la documentation technique dans les plus brefs délais et effectuer ensuite les travaux d’installation des modules antiaériens sur les grands navires de débarquement. La date limite pour ces travaux était fixée au 31 octobre 2023. Cependant, le 4 août 2023, des drones ukrainiens ont réussi à toucher le LLS Olenegorsky Gornyak dans les eaux de Novorossiysk
Documents originaux :
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